De « La Bataille d’Alger » à Abou Grahïb

En août 2003, une séance de cinéma pas comme les autres, dans un auditorium du Pentagone : des militaires américains découvrent La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Le New York Times salue alors cette « heureuse initiative pour repenser la guerre de manière créative« .

Seulement cinq mois après le début de la seconde guerre d’Irak, en 2003, les troupes coalisées commencent à faire les frais de l’insurrection irakienne. Subhi Toma, irakien, sociologue et opposant à Saddam Hussein de longue date, nous rappelle le contexte du déclenchement du conflit : « pour toutes les raisons déjà avérées, les politiciens, les idéologues et les militaires de la première administration Bush étaient pressés de saisir cette opportunité de partir en guerre contre Saddam Hussein« . Manipulés par le Comité National Irakien (CNI), les représentants d’une opposition que Toma qualifie de « bidon« , les américains sont sincèrement persuadés d’être accueillis en libérateurs à Bagdad.

« Cette référence cinématographique que fait le Pentagone prouve l’inadaptation totale des Américains face à la situation. C’est comme si les chefs d’Etats se référaient à des dessins animés » analyse Charles Saint-Prot, géopolitologue. Une preuve de plus selon lui, d’une guerre « mal préparée« . L’administration Bush aurait alors totalement improvisé. « Les Français sont restés plus d’un siècle en Algérie, ils connaissaient le terrain, alors qu’en Irak les Américains sont comme des extra-terrestres« . Des extra-terrestres désemparés au point de « déterrer un film pas si exceptionnel que ça« . La Bataille d’Alger, un film à l’intérêt douteux ? Pourquoi, alors, le département des Opérations Spéciales a-t-il monopolisé la fine fleur de l’appareil militaire américain pour un mauvais film, alors qu’il aurait pu projeter Lawrence d’Arabie ou Mars Attacks ?

C’est que le long-métrage de Pontecorvo n’a pas seulement inspiré des générations de libertaires, il a été aussi une précieuse mine d’informations pour les stratèges militaires et les spécialistes du renseignement. Son film n’était ni plus ni moins que la première guérilla urbaine du 20e siècle reconstituée du point de vue des combattants.

Personne ne peut contredire les Américains sur le projet d’instaurer une démocratie en Irak.

Le carton d’invitation de la projection décrit par un journaliste américain (1) : « Comment gagner la bataille contre le terrorisme et perdre celle des idées… Des enfants qui tirent à bout portant sur des soldats, des femmes qui posent des bombes et bientôt la population arabe sera emportée par une folle ferveur. Ca vous rappelle quelque chose ? Les Français ont un plan, il réussit tactiquement mais échoue stratégiquement. Pour comprendre pourquoi, venez voir ce film rare« . Le Pentagone compare donc sa situation à celle des militaires français d’avant 1962. Il lui semble qu’Alger ou Bagdad, c’est la même chose. « Ils  n’ont pas regardé le film ou bien ils n’ont pas compris » tempête Subhi Toma. « Les Français se sont montrés plus intelligents car lors de cette bataille d’Alger, ils avaient éliminé la majeure partie des réseaux de résistance. Mais ils n’ont pas résolu le problème politique. Tandis que les Américains eux, se cassent le nez sur la terrain, mais ont pratiquement gagné sur le plan politique. Car personne ne peut les contredire sur ce projet d’instaurer une démocratie en Irak. Mais ils n’ont aucune idée de la manière de traiter la résistance« . Ou plutôt si, la coalition américano-britannique a une bonne idée des méthodes à employer, d’après la journaliste Marie-Monique Robin. Dans son livre Escadrons de la mort, l’école française elle décrit comment le général Aussaresses a déjà dispensé son savoir-faire en Amérique Latine, et aux Etats-Unis. Pour illustrer ses formations aux pratiques de « renseignement », le « bourreau de la guerre d’Algérie » aurait même utilisé des extraits du film de Pontecorvo.  

Juste après les premiers bombardements en Afghanistan la question de la torture s’est imposée dans le débat public américain en de drôles de termes. Un sondage paru en 2005 donne presque une moitié d’opinions favorables à l’usage dit « justifié »(3) de la torture. Aussi, les multiples scandales qui ont éclaté, de Guantanamo à Abou Grhaïb, ne sont peut-être que la partie émergée de l’iceberg. « En comparant la Bataille d’Alger à l’Irak, commente Saint-Prot, les Américains ont tout faux. Alger a été une victoire militaire et policière, puis une défaite politique. Tandis qu’en Irak, l’insurrection prend chaque jour plus d’ampleur mais ne trouve aucune traduction politique« .

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Alger, 2003 (R.O./mXm).

 Il y a une énorme différence entre l’Algérie de 1957  et l’Irak de 2005, conclut Subhi Toma qui est retourné dans son pays en 2003 après une vingtaine d’années d’exil. En France, il y avait un grand homme qui s’appelait de Gaulle. Devant l’ampleur des dégâts et les aspirations du peuple algérien, il a eu le courage de se retirer. Cet acte témoignait d’un haut degré de conscience politique. A Washington aujourd’hui, il y a un médiocre qui n’admettra jamais ses erreurs« . Et M. Toma de conseiller aux officiers américains la lectures des mémoires du Général, plutôt que la biographie d’Aussaresses. Interrogé par le quotidien français L’Humanité (5), Pontecorvo ne voit pas dans son film des vertus didactiques pour petits dictateurs : « La Bataille d’Alger n’apprend pas à faire la guerre, mais à faire du cinéma. Aucun film n’apprend à un spécialiste à faire quelque chose. C’est juste un film de deux heures où un officier peut saisir un peu l’odeur du moment« .

Cet article a été mis à jour en décembre 2011 depuis la version parue dans Nouvel Afrique-Asie en 2007.

Images issus de la bande-annonce américaine.

(1) Film Studies : What Does The Pentagon See in The Battle of Algiers, par Michael T. Kaufman, New York Times, septembre 2003.

(2) Escadrons de la mort, l’école française de Marie-Monique Robin, La Découverte, 2004.

(3) Bill Clinton cite « 24 heures » et Jack Bauer pour expliquer sa position sur la torture, MSNBC, 2007.

(4) La Bataille d’Alger apprend à faire du cinéma, entretien par Jean Roy, l’Humanité, 22 mai 2004.



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