Claire Simon signe un film immersif et touchant sur la gare la moins aimée et la plus fréquentée de Paris : la Gare du Nord.
Pardon par avance pour ce cliché de journaleux : les destins se croisent et s’enchevêtrent comme les rails qui font aller et venir les trains dans ce film français sorti en 2013. Ismaël, jeune doctorant en sciences sociales interroge des voyageurs pour remplir sa thèse de doctorat. Il aimerait bien l’intituler « Gare du Nord, place du village global » plutôt que le titre froid et scientifique qu’on lui impose. Il provoque une rencontre avec Mathilde, 25 ans plus âgée que lui, et la drague comme si elle en avait 25 de moins. Il n’en faut pas plus pour la faire craquer, c’est déjà beaucoup, elle qui est fragilisée et atteinte par l’inverse de la maladie de l’amour : un cancer, dissimulé sous sa perruque. Autour d’eux gravitent une foule de personnages comi-tragiques comme ce père à la recherche de sa fille fugueuse, un agent immobilier délaissée par son amant marié, une maîtresse-chien, deux fous, et ce fantôme qui traîne dans les couloirs et signe ici des arrêts de mort ou là des continuités de vie.
Si la plupart des voyageurs détestent la Gare du Nord c’est parce qu’ils sont obligés d’y passer et parce qu’elle leur fait peur. Gare de transit pour quelques millions de travailleurs et touristes par an, elle croise les chemins des banlieues nord, est, sud. Ce qui fait peur surtout, c’est son parvis, véritable cour des miracles fréquentée aussi bien par des mendiants, des alcooliques, des voleurs, des sans-papiers, des fous, des étrangers, et toute sorte d’êtres dont les plus étranges sont finalement ceux tirés à quatre épingles qui s’engouffrent rapidement dans les taxis et autres voitures semi-luxueuses qui les attendent. Nous, nous aimons la Gare du Nord. Parce qu’elle fait partie de notre environnement immédiat. Parce que nous l’avons vu changer avec les années, parce qu’elle nous a vu changer elle aussi à travers les centaines d’yeux de ses œilletons de surveillance. On est un peu frères et soeurs, elle et nous. Et parce que nous ne sommes pas obligés de la traverser tous les jours dans la tuante quotidienneté du RER-métro-boulot-dodo. Claire Simon réussit son pari de filmer comme en immersion des scènes de fiction au milieu d’une foule de non-professionnels. La réalisatrice a choisi le parti-pris d’une caméra visible, proche des gens, non-cachée. Comme un pied de nez au voyeurisme moqueur des « candides cameras » placée loin de l’action, elle fait jouer François Damiens dans un rôle qui n’est pas vraiment le sien mais qui l’est quand même un peu : irrésistible et touchant. Tout autour de quelques comédiens professionnels dont Nicole Garcia dépouillée de son bouclier d’actrice statutaire, une comédie humaine participe elle aussi à construire un scénario qui va vers l’inéluctable. Ismaël fait découvrir à Mathilde cette ville-monde dans laquelle on peut voyager finalement sans se déplacer, parce que le restaurateur asiatique, parce que le chausseur iranien, parce que la vendeuse ch’ti, parce que la maître-chien, les vigiles, les militants syndicalistes, etc., etc. Comme quelques uns de ses personnages qui finissent par trouver leur destination au sein de la gare, la réalisatrice prend le temps de s’asseoir, de prendre un café et de discuter de tout et de rien avec la « dame-pipi » ou des gamins pétris d’idées machistes. En fait, il y a des milliards d’histoires qui se racontent dans cette gare matrice d’une série télé infinie qui ne serait pas seulement consacrée aux policiers, aux juges, aux travailleurs sociaux, mais à la France toute entière.
D’où venons-nous, où allons-nous : on connaît actuellement les réponses avant l’entrée du train en gare de surface ou sous-terre. Mais dès qu’on s’arrête en Gare du Nord, et surtout lorsqu’on y est coincé pour cause d’un « arrêt de travail d’une certaine catégorie de personnel », il pourrait se poser la question de « qui sommes nous ? ». De par son architecture, récemment corrigée pour laisser entrer de la lumière et avec elle, le dieu du commerce, la Gare du Nord n’incite pas vraiment à la rêverie, ni à la contemplation philosophique, contrairement aux gares d’Austerlitz et de Lyon qui pointent, elles, vers le sud. Pourtant, on y croise l’humanité toute entière. Le film de Simon restitue à la gare mal-aimée son côté magique, une magie un peu noire, un peu « arabe » dirait le personnage d’Ismaël, et un peu blanche aussi. Elle achève de nous sortir hors du temps avec cette image un peu crado façon journal régional et des riffs de guitare plaintifs sortis tout droit des années 80. De la Gare du Nord, on peut atteindre le monde entier via ses deux extrémités que sont l’Aéroport Charles de Gaulle et une correspondance vers Orly, sans parler du direct vers Londres et l’omnibus vers la Hollande. Ce qui explique sans doute pourquoi le planète entière s’y retrouve sans même le savoir, et pourquoi personne ne peut explorer la totalité de la gare comme le dit le Reda Kateb paraphrasant l’écrivain américain Henry Miller. Celui-ci décrivait Brooklyn en 1953, à la veille du Maccarthysme, à travers les souvenirs d’une enfance bigarrée, grouillante, multicolore et multiethnique. Personne ne peut connaître la Gare du Nord, parce que la Gare du Nord, c’est le monde.
Gare du Nord, un film de Claire Simon, Shirel Amitay, Olivier Lorelle. Avec Nicole Garcia, Reda Kateb, François Damiens, Monia Chrokri. Musique : Marc Ribot. Photographie : Laurent Bourgeat, Richard Copans. France, 2013.
Bonus musical : Improvisation de Camille et Bobby McFerrin sur le jingle de la SNCF
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