Alejandro González Iñárritu nous avait habitué à des films tire-larmes complexes de par l’entrelacement des vies de ses personnages, à la manière d’un Short Cuts (1993). D’ailleurs, ce n’est pas une coïncidence, le film de Robert Altman fut inspiré des écrits de Raymond Carver, auteur qui sert aujourd’hui de source à Birdman et de pivot à l’histoire de ce long-métrage singulier. Riggan est un acteur vieillissant et dont la carrière ne fait que décliner depuis qu’il a refusé de jouer Birdman 4 vingt ans avant que le genre super-héros devienne tout-puissant au cinéma. Endetté et entêté, il monte à Broadway une pièce de théâtre adaptée d’une nouvelle de Carver intitulée « On parle de quoi quand on parle d’amour ?« . Et rien ne va. Ses comédiens sont (trop) névrosés, la critique assassine, sa fille le déteste et lui-même ne sait plus vraiment qui il est tant il est hanté par la voix et la présence de son alter ego invisible, l’homme-oiseau du titre qui ne cesse de lui susurrer qu’il est au-dessus des autres, tous les autres.
Le film commence sur un solo de batterie et continue en virevoltant, comme cette caméra jamais posée et qui tourne en continue dans un faux plan-séquence de deux heures pendant lesquelles la notion même de temps est remise en question. C’est bien ce parti-pris qui donne à Birdman toute son ambiance, et se justifie par l’état mental du personnage principal, naviguant à vue entre schizophrénie (ou du moins, une sorte de rêve éveillé) et les planches d’une scène déjà intangible. Sur cette partition qui semble non-écrite les comédiens donnent l’illusion d’improviser. A moins qu’ils ne retrouvent le naturel, l’énergie et l’aisance dont on les dépouille dans la majeure partie des films à gros budget et à grand public d’où Edward Norton (L’incroyable Hulk), Emma Stone (The Amazing Spiderman), Naomi Watts (King Kong) et surtout Michael Keaton (Batman, Batman returns) sont sortis. Les films de super-héros, péplums des temps modernes, enferment les acteurs dans des cages dorées desquelles ils essaient parfois de s’échapper avant qu’ils ne deviennent trop vieux ou trop pauvres (d’esprit). Dans le réel, Patrick Stewart (X-Men, Star Trek) et Ian Mc Kellen (X-Men, Le Seigneur des Anneaux) quittent dès qu’ils le peuvent les plateaux de cinéma pour revenir à la modestie du théâtre et jouer des clochards attendant un certain Godot. Dans l’imaginaire comme dans la culture des comédiens, l’expression théâtrale est au cinéma ce que le concert acoustique est à l’enregistrement studio, la performance qui fait la différence entre un acteur et une célébrité fabriquée en série. Pour Michael Keaton en particulier, cette mise en abyme de la vie d’un acteur qui fut « bankable » est probablement le rôle de sa vie, dans tous les sens de l’expression.
Tout ce qui est retenu dans les gros films hollywoodiens est ici lâché (même si la taille de l’entreprise peut être qualifiée d’hollywoodienne, Birdman reste une production au budget et au propos modestes comparé à Iron Man 3 et autres « box office monsters »). Iñárritu se livre à une critique sociale qui cible aussi bien les utilisateurs de Twitter, relais indispensables de la promotion des films américains, que les spectateurs dociles des blockbusters, bien souvent les mêmes. Le laïus du personnage d’Emma Stone sur le fait que son père ne possède même pas de page Facebook restera dans les annales, ainsi que son retournement de veste lorsqu’elle découvre qu’une vidéo de lui est devenue virale (une scène d’autant plus savoureuse quand on sait qu’Iñarritu est aussi l’auteur du tout premier spot de pub pour Facebook). Obsédé par le besoin de reconnaissance et d’amour, dépassé par son époque, le héros de Birdman se bat mais sombre dans la dépression et ne remontera à la surface qu’une fois qu’il aura touché le fond. Entre temps, le spectateur aura été pris au piège du scénario et de la réalisation pour une fois entièrement au service des personnages et de leurs interprètes. On retrouve cette agréable sensation évanouie il y a longtemps, celle de se perdre dans un film qui emprunte à tous les genres (drame, comédie, fantastique) et dont on n’arrive jamais à prédire la chute – ou l’envol.
Birdman (ou la surprenante vertue de l’ignorance), d’Alejandro González Iñárritu et Nicolás Giacobone, Alexander Dinelaris, Armando Bo (scénario). Avec Michael Keaton, Emma Stone, Edward Norton, Naomi Watts. Musique : Antonio Sanchez. Image : Emmanuel Lubezki. Etats-Unis, 2014. Sortie française : 25 février 2015.