Lucia est le premier film indien tourné en langue Kannada et financé par les spectateurs. Un véritable rêve devenu réalité, ne serait-ce que parce que le scénario respecte l’intelligence du public.
Ce qui est très intéressant avec les films qui n’ont pas le budget de promo ni même le réseau de distribution pour arriver au public le plus large, c’est qu’ils sont accompagnés d’un arsenal marketing minimum. Au mieux, on fait leur connaissance à travers une bande-annonce, une affiche ou une réputation, un avis laissé sur IMDB. Et par conséquent, on entre dans ces films comme dans un territoire inconnu. C’est le cas de Lucia un film indien visible en ligne, et qui présente la caractéristique d’être le tout premier film en langue Kannada à être produit par le public. Le Kannada compte 45 millions de locuteurs surtout dans l’Etat de Karnataka, au sud-ouest de ce pays-continent d’un milliard d’êtres humains qui a choisi l’Hindi et l’Anglais comme langues officielles parmi 20 autres. Proportionnellement, et pour faire bref, c’est comme si… comme si un jeune auteur français réalisait un long-métrage de qualité à 90 % en langue Ch’ti, et qui en plus serait drôle.
Parce que Lucia, ses créateurs le disent, « respecte l’intelligence du public ». Il est fait et littéralement produit avec des bons sentiments. En pratique, un bon sentiment est un sentiment mort. Pas ici, le bon sentiment est vivant. Le long générique égrène un nombre impressionnant de partenaires, jusqu’à une marque de taxis locale, de remerciements, dont un adressé simultanément à Sigmund Freud et Mark Zuckerberg. Sans doute, le premier pour sa découverte de l’inconscient, et le plus jeune pour avoir donné à tous l’accès à cet inconscient collectif. Une voix-off enjouée lit un passage d’un poème philosophique asiatique sur la nature de la réalité ; « le corps est-il une partie de nous ou bien sommes-nous une partie de notre corps ?« . Que le spectateur moyen, en particulier celui lobotomisé par Michael Bay ou J.J Abrams, se rassure : l’apparente complexité de cette entrée en matière est trompeuse. L’action qui suit est de l’action : on ne réfléchit pas, on vit avec les personnages qui bougent à l’écran. Nous avons donc un héros : c’est Nikki. Ex-villageois, il travaille comme « ouvreuse » dans le cinéma déclinant de son oncle, en ville. Éclairer le chemin des retardataires des salles obscures, la puissante symbolique de sa fonction échappe à la sous-intelligence du héros qui nous est décrit comme un idiot. En revanche, s’il supporte les conditions de vie misérables, l’insomnie nocturne lui pose plus de problèmes. Jusqu’au jour où une nuit, un dealer lui fournit une drogue, Lucia, qui lui permet de dormir et aussi de contrôler ses rêves. Le rêve lucide : Lucia. Dans le sommeil noir et blanc, Nikki le pauvre est Nikhil une superstar adulée et imbue de sa personne. Peu à peu, quand Shwetha fait son entrée en scène, serveuse dans une pizzeria dans le vrai, actrice débutante dans le rêve de Nikhil, les frontières entre le restaurant et les plateaux de cinéma se brouillent. Lucia a aussi un effet secondaire déplaisant : si on arrête d’en prendre, le réel devient un cauchemar. Où est-ce le cauchemar qui devient réel ? Jouant sur cette ambiguïté, le scénario nous offre une belle récompense à la fin de ce vrai-faux bollywood.
Car Lucia, aussi indépendant qu’il soit, n’échappe pas, ou n’essaie même pas d’échapper à quelques clichés du genre. Mais reprocher à un film indien des intermèdes chantés et dansés, c’est comme contester la présence de chevaux dans un western. Ce serait comme un Satyajit Ray, un film indien dans les normes occidentales intellectuelles. Et c’est parfait car toutes les scènes musicales s’intègrent joliment dans l’intrigue et permettent aux acteurs d’exprimer toute leur palette de talents. Un peu comme quand nos acteurs occidentaux s’y mettent, par exemple dans Huit Femmes de François Ozon (2002) ou le sous-estimé Les Misérables de Tom Hooper (2012). Il y a un problème beaucoup plus grave qui nous sépare de la culture cinématographique indo-kannadienne et de tout le reste du monde en général : ces gens ne parlent pas la même langue que nous, ils n’utilisent pas les mêmes gestes que nous. La prosodie (le rythme et la mélodie des mots) résonne de manière étrange également. Un spectateur français moyen pourrait se sentir comme un Inuit devant Rabbi Jacob (Gérard Oury, 1973) avec Louis de Funès. Le phrasé et la gestuelle du comédien français pourraient tout à fait leur paraître ceux d’une tragédie ou d’une vulgarité insupportable. Enrichissons-nous de nos différences et accrochons-nous à l’universel : il y a de la comédie, du thriller, et de la romance dans Lucia. Il y a du bon. De plus ils copient les chorégraphies occidentales, à moins que ce ne soit le contraire.
Il y a toutefois quelques certitudes auxquelles s’accrocher. Lucia est le produit d’un esprit lucide et brillant. Ses artifices de montage, l’usage du noir et blanc notamment pour signifier, ou pas, le monde du rêve, l’alternance de séquences identiques en rêve comme en réalité, dénotent un beau travail intellectuel et technique. Filmé avec un Canon 5D (un appareil photo numérique doté de bonnes fonctions vidéo), Lucia nous montre une inde pauvre mais colorée. Tandis que le monde rêvé de Nikhil, le show-business, n’exprime que deux couleurs. Au passage, une GoPro saisit des scènes de violence policière qui ont peu de comique en elles. Et le fait que le film soit parlé en Kannada est signifiant aussi. Ce qui frappe en tant que spectateur occidental, c’est l’usage de l’Anglais pendant des scènes particulières, abandonné au fur et à mesure du film. Dès qu’il s’agit de domination intellectuelle, professionnelle voire de séduction, les personnages utilisent l’Anglais. Parmi les lectures qu’on peut faire du film, il est en effet difficile de ne pas remarquer la rupture brutale entre une société éduquée, riche et anglophone et l’Inde « du bas ». Il y a une volonté dans Lucia de faire la promotion de la culture de langue Kannada, ce qui ne peut être que bénéfique pour le reste de l’humanité.
On peut penser à Inception de Nolan des fois, mais il n’y a pas d’explosions. Autant se rappeler Paprika de Satoshi Kon, plus proche en poésie mais tout aussi loin en onirisme. La critique sociale de Lucia, le cousine plutôt avec Un fauteuil pour deux (John Landis, 1983), dans lequel les gestuelles et les prosodies bizarres d’Eddy Murphy et Dan Akroyd, trahissaient leur addiction à la drogue de l’époque : l’argent. « Respecter l’intelligence du public » disent les créateurs de Lucia qui ont nommé leur société de production « Les films du public ». Le public français peut embrasser Lucia très facilement, parce que le public français est ouvert sur le monde, capable d’encaisser les blockbusters comme les films plus confidentiels. D’autant plus que Lucia est disponible en streaming légal avec des sous-titres légaux sur le site du distributeur suivant et ci-dessous. Espérons toutefois que le mot « crowdfunding » ou « le financement par la foule » n’entre pas dans le dictionnaire prochainement comme synonyme de « rêve lucide ». Ce serait trop de bons sentiments d’un coup.
Lucia – un film écrit et réalisé par Pawan Kumar, avec Sathish Neenasam, Sruthi Hariharan, Hardhika Shetty. Directeur de la photographie : Siddartha Nuni. Musique : Poornachandra Tejaswi. Inde – 2013.