Si vous avez l’impression que le cinéma se répète, c’est parce que ce n’est pas une impression, il se répète. Parfois par paresse, parfois par nature.
Une trope c’est, à l’origine, une figure de style en littérature. Mais au cinéma c’est pire. Ce sont des schémas narratifs, voire des scènes qui se répètent de film en film jusqu’à la nausée. Et pourtant le spectateur les ingurgite sans rechigner, voire même en redemandant sa ration de féculents. Alors attention : nous n’avions rien contre les féculents. L’analogie n’est pas innocente, pas moins qu’elle est méchante.
Comme le corps auquel il est attaché, l’esprit humain a besoin de nourriture. Regardez les très jeunes enfants, ils se racontent des histoires invraisemblables (pour nous les adultes). Avec l’âge, la culture de leur milieu, ils thématisent leurs histoires. La princesse en détresse, le prince terrassant un dragon, ce sont des « tropes » inculquées très tôt aux enfants. Ainsi nous nous construisons en êtres psychiques et sociaux, en nous nourrissant de ces normes.
Adultes, nous continuons à nous nourrir de ces féculents d’imaginaire cette fois thématisés par une nouvelle culture, une nouvelle société, une nouvelle époque. Pourtant il existe des fondamentaux, des situations qui ne changent pas d’un être humain à une autre. Roméo et Juliette auraient pu s’appeler aussi Fatoumata et Moriké. On peut intellectualiser des heures sur la nature des tropes. Une bande de dingues américains en a d’ailleurs recensé plusieurs milliers dans un wiki dont la complexité nous a dépassé. Les titres sont nombreux mais on y reconnaît quelques classiques comme la poursuite en voiture, un véhicule saboté, encore une princesse en détresse, des roméos et juliettes à la douzaine. Ils disent que les tropes ne sont pas des clichés mais plutôt des conventions d’écriture, des astuces scénaristiques… La sociologue Anita Sarkeesian en fait une étude plus précise puisqu’elle s’intéresse spécifiquement à la domination masculine véhiculée par une majeure partie des jeux vidéos à travers ces tropes.
Une autre bande de geeks, bien plus maniaques que les créateurs de TV Tropes en a fait un tableau façon éléments périodiques de Mendeleïev, vous savez ce truc qui trainait au mur de la classe de physique et que seul le prof comprenait. En gros, les tropes sont comme des briques élémentaires qui composées les unes seulement avec certaines autres deviennent des molécules, des éléments tangibles, complexes, utiles, vivants. Deux atomes d’oxygène et un atome d’hydrogène font de l’eau, et là c’est déjà le début de tout à tas d’histoires possibles. Exemple : océan + naufragés + survie + tensions = Lifeboat, Hitchcook, 1924. Femme en danger + mâle protecteur + voitures + méchants + action = Taxi, Transporteur, La Sirène Rouge…
On peut aussi dire que les tropes sont ce que les notes, les dièses, les harmonies, sont à la musique. Ca suffit pour inventer un répertoire musical humain infini. Vraiment infini ? Picasso s’est inspiré de l’art africain, tandis que Gainsbourg re-arrangeait Chopin quand il ne se contentait pas simplement de plagier tout Babatunde Olatunji pour son « J’ai vu New York ». Et qu’est-ce qu’on n’aurait pas vu déjà beaucoup New York dans les films américains justement ? Trop de poursuites en voitures, ou en vaisseau spatial (quelle différence ?), trop de personnages noirs qui meurent avant la fin, et encore trop de demoiselles en détresse devenant des tueuses sans pitié, des héros masculins baraqués sauvant le monde ou l’univers, le patron d’une organisation sympa se révélant être le méchant… Ca se répète, comme une formule chimique, un plat cent fois avalé. Ca manque de magie, de personnalité, de variété. Pourquoi ne pas inverser les rôles (Bound, des frères Warchowski, 1996), ou mélanger l’ordre des séquences (Pulp Fiction, Tarantino, 1994) ? Le cerveau est néophile, il aime tout ce qui est nouveau. Or la culture populaire actuelle se consomme et se recycle beaucoup trop rapidement. Les produits culturels suivent les cycles de vie des smartphones. La mode poussée à l’extrême des reboots et remakes en est la preuve absolue, représentée par l’annonce du prochain Terminator. Sans même citer Avatar, qui clone littéralement en les mélangeant à peine les éléments fondamentaux de Pocahontas et Danse avec les loups + Apocalypse Now.
Tel qu’il est appelé en anglais « trope », ce phénomène nous est encore personnellement un chouia étranger à traduire. En bons francophones, on appellerait ça un cliché. On peut le simplifier en lego, une brique qui permet de construire des édifices, des arcs de voûte, des histoires. Ces histoires qu’on se raconte dès qu’on parvient à l’âge d’articuler des mots-concepts et des images. Mais tout cela est beaucoup plus simple que ce blabla intellectuel. Voici deux vidéos (via Slacktory qui les recense en supercuts, ou Mozinor qui s’en moque) pour conclure, qui illustrent parfaitement le problème que pose la répétition excessive et non-créative de ces « tropes ». Elles deviennent des références culturelles, usuelles, banales, au même titre que les formules littéraires usées par l’imprimerie de leur temps, aujourd’hui produites ad nauseam par notre industrie. On peut à peine se rassurer des propos de Jean-Claude Carrière (Raconter une histoire, éd. Fémis, 1996) : toutes les histoires possibles ont déjà été écrites ou imaginées, et il n’y a pas à s’en inquiéter car elles sont la preuve d’une expérience commune de l’humanité. Beau, mais aussi unique et magique que le perpétuel cycle jour/nuit qui est quand même LA trope qui règle nos existences et nous programme pour apprécier la régularité de certains cycles. Selon une parodie célèbre de Mozinor, les scénarios de Luc Besson obéissent à ses propres tropes, un vrai maître.