Art : les NFT (jetons non fongibles), qu’est-ce que c’est ?

Pierre-Charles Pradier, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Non-fungible token (NFT, ou jeton non fongible en français) : on peut se demander si le terme n’a pas été choisi pour son obscurité qui pique la curiosité. Un jeton non fongible serait un jeton pas comme les autres. Mais tous les cyberjetons sont singuliers : chaque bitcoin, chaque ether, comme au reste chaque billet de banque, est dûment numéroté. Ce qui n’est pas fongible, c’est-à-dire dans le cas présent pas interchangeable, c’est que chaque jeton serait conçu pour représenter un exemplaire unique d’une œuvre. Par exemple la vidéo « Charlie m’a mordu », film de 55 secondes posté sur YouTube en 2007 par les parents des deux enfants qu’on voit jouer a-t-elle été vendue le 23 mai 2021 pour 760 999 dollars américains via une enchère en ligne. Mais qu’achète-t-on au juste pour ce prix ?

Une licence d’utilisation vendue sous forme de jeton

Du point de vue juridique, il faut lire le contrat pour comprendre que le jeton correspond à une licence d’utilisation. C’est-à-dire que l’acquéreur a le droit de visionner l’œuvre en privé comme en public et de l’exploiter (c’est-à-dire de faire payer ceux qui souhaitent la voir), sous certaines conditions précisées par la licence (notamment la disjonction d’avec tout propos violent). Ce droit était auparavant concédé à YouTube, mais la famille Davies-Carr a décidé de retirer la vidéo de la plate-forme et d’en concéder l’usage au plus offrant sans pour autant renoncer à sa propriété intellectuelle.

Du point de vue technique maintenant, le support de cette licence est un jeton inscrit dans un registre partagé, en général une chaîne de blocs. Il s’agit fréquemment de la chaîne d’Ethereum (via les « normes » ERC-721 ou ERC-1155), mais d’autres protocoles comme Tezos proposent aussi d’héberger des jetons représentatifs du droit d’usage des œuvres numériques.

À vrai dire, puisque les jetons des chaînes de blocs sont numérotés, n’importe quelle chaîne de blocs, à commencer par Bitcoin, pourrait faire l’affaire avec toutefois deux points d’attention : le prix intrinsèque des jetons tout d’abord, qui dans le cas de Bitcoin n’est pas négligeable à l’heure actuelle, et les modalités techniques de fonctionnement du registre. C’est le rôle des normes ERC, qui régissent la définition des identifiants pour les œuvres et leurs propriétaires, les modalités d’échange, etc.

Il faut comprendre enfin que l’œuvre elle-même n’est en général pas hébergée dans le jeton (pour limiter la taille de la chaîne de blocs), lequel ne comprend qu’un lien. Ainsi on peut imaginer de vendre sous forme de jeton les droits sur n’importe quel type d’œuvre, évidemment des œuvres numériques comme des dessins, des photos, des sons ou des vidéos de créateurs mais aussi d’événements sportifs (la NBA a créé une plate-forme dédiée : nbatopshot.com), ainsi que des formes plus inattendues : cartes à jouer virtuelles (comme les « cryptokitties »), articles de mode, et même des contenus pornographiques. À vrai dire, tout est susceptible de faire l’objet d’une licence d’utilisation qui sera vendue sous forme de jeton.

Cette diversité pose évidemment la question des limites : c’est l’existence d’une demande solvable qui va déterminer ce qui peut être vendu. De ce point de vue, la valeur des jetons n’est pas plus scandaleuse ni plus mirobolante que celle des transferts au football ou des jetons pseudomonétaires comme Bitcoin. Rappelons toutefois que la réglementation des États s’impose aux contenus qui sont consultables en ligne et hébergés sur des serveurs comme aux contrats.

On peut donc espérer que les jetons ne susciteront pas un marché pour les crimes filmés, les contrats d’esclavage et autres abominations. En revanche, aucune chaîne de blocs ne limite effectivement les droits de reproduction : si les normes ERC évoquées ci-dessus encadrent les modalités de duplication (en prévoyant un champ pour le nombre d’exemplaires de chaque série), rien n’empêche le propriétaire d’héberger une nouvelle série de copies sous un identifiant différent ou sur une autre chaîne de blocs. Ce risque d’étendre les reproductions au-delà de ce qui était convenu existait déjà avec les certificats physiques, et la technique nouvelle ne change donc rien.

Un système énergivore

La technique ajoute cependant une couche de complexité si on prend compte ses problèmes propres. On pense par exemple à la consommation énergétique des chaînes de blocs reposant sur la preuve de travail : en effet, l’inviolabilité des données d’Ethereum comme de Bitcoin repose sur la puissance de calcul qui est consacrée au minage, c’est-à-dire à la résolution de problèmes mathématiques qui conditionnent l’inscription de nouvelles données dans le registre. Ces opérations sont consommatrices d’énergie : pour Bitcoin, on parle de gigawatts de puissance continue, et donc de dizaines de tonnes de CO2 par jour. Il est donc raisonnable de se tenir à l’écart d’une telle gabegie. Pour Ethereum, la consommation est certes moindre, mais pas tout à fait négligeable. Les chaînes de blocs qui reposent sur des méthodes alternatives peuvent être aussi problématiques pour l’environnement : ainsi le fonctionnement de Chia nécessite-t-il par exemple de l’espace sur les disques durs qui doivent être réservés à cet usage. Il existe heureusement des chaînes, comme celle de Tezos, reposant sur la preuve d’enjeu, dont la consommation est moindre.

Toutefois, ces distinctions montrent la complexité de ces jetons : au lieu d’un certificat imprimé une fois pour toutes, le jeton d’identification d’une œuvre (c’est la traduction que nous proposons) nécessite une infrastructure dont les propriétés présentes et futures peuvent s’avérer hautement volatiles et indésirables : outre les conséquences sur l’environnement et la disparition sans préavis de l’infrastructure informatique, on peut imaginer que la chaîne de blocs associée tolère des activités illégales, voire intolérables, comme la mise en scène de crimes ou des contrats eux-mêmes criminels. Tous les artistes et tous leurs mécènes ne souhaiteront pas forcément être exposés au risque de financer indirectement ce genre d’horreurs.

Or, à l’heure actuelle, les programmes informatiques qui opèrent les jetons ne modèrent pas les contenus. Ils ne méritent donc peut-être pas tout à fait leur nom anglais de smart contracts, c’est pourquoi la commission d’enrichissement de la langue française a décidé de les nommer automates exécuteurs de clauses.

Une technique immature

Les jetons d’identification proposent donc une nouvelle technique de certification des reproductions. Cette nouvelle technique, ou plutôt cette famille de nouvelles techniques car il existe pour inscrire des jetons différents types de registres partagés (parmi lesquelles les chaînes de blocs sont les plus fréquentes), pose de nouveaux problèmes : notamment la pérennité, l’impact sur l’environnement et la contiguïté (avec des contenus intolérables). Les jetons d’identification constituent donc une technique immature.

On se souvient que la bulle des cybermonnaies en 2017 avait été suivie par une vague d’offres au public de jetons (ou ICO) qui a duré un an et demi environ : par analogie, on peut penser que l’actuel engouement pour les jetons d’identification s’inscrit dans le sillage d’une nouvelle folie spéculative. Il n’est donc pas déraisonnable d’attendre que les usages s’établissent et, comme Auguste, les Médicis et tant de grands mécènes, de se hâter lentement.

Pierre-Charles Pradier, Maître de conférences en Sciences économiques, LabEx RéFi, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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