Valery Michaux, Neoma Business School
Pour Jean‑Marc Quinton, Consultant à La Fémis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son), dans l’histoire des médias, chaque nouveau mode de diffusion (théâtre, cinéma, télévision, vidéo) a entraîné la création d’un type de contenu spécifique avec sa dramaturgie propre. Ce que l’on appelle le « film de cinéma » a été conçu initialement pour la salle de cinéma c’est-à-dire pour un mode de consommation particulier de contenu, non pas par idéal artistique.
Par la suite, les réalisateurs se sont emparés de cette contrainte pour inventer un art spécifique. Au fil du temps, le cinéma a institutionnalisé des pratiques professionnelles (montage, gros plan, travellings, effets spéciaux) et une grammaire spécifique (durée, structure, profondeur de champs, éclairage, décors, maquillage, etc.). Un peu plus tard, la télévision a inventé sa propre grammaire et ses propres contenus : reportages, variétés, débats, feuilletons, news. C’est pourquoi le film de cinéma n’est pas mort avec l’arrivée de la télévision. Les salles de cinéma sont restées un moment clé de la vie d’un film qui se poursuit naturellement à la télévision.
Les plates-formes ont quant à elle réinventé « la série » comme grammaire spécifique. En effet, le streaming, le wifi et la 4G permettent un visionnage individuel à la demande d’un contenu très long, ce que les cassettes ou les DVD ne permettaient pas. La série moderne constituerait un équivalent audiovisuel du roman : une histoire qui s’inscrit dans le temps, une multiplicité de personnages, une complexité narrative permise par la possibilité de visionner à son rythme et de revenir en arrière.
L’économie du cinéma disruptée par les plates-formes
En théorie donc, au regard de ce qui s’est passé pour la télévision, les plates-formes devraient prolonger positivement la vie d’un film de cinéma au côté des séries. Mais les plates-formes créent une lame de fond qui est en train de bouleverser le paysage économique et les acteurs traditionnels de la télévision et du cinéma au plan international. Les studios traditionnels se fondent aujourd’hui dans un paysage complexe et changent de mains. Il n’y a plus d’un côté le cinéma et de l’autre les plates-formes mais des gros acteurs qui deviennent à la fois plate-forme de diffusion, acquéreur de droits ou producteur en fonction des cas. Quels sont les impacts de cette nouvelle économie sur le film de cinéma ?
Un impact ambivalent
Certains experts pensent que la créativité et la liberté de création n’ont jamais été aussi importantes qu’aujourd’hui, car les plates-formes ont une base de clients tellement importante qu’il est plus facile de sortir du cadre classique pour produire des films exigeants avec une masse critique d’audience internationale suffisante. Par exemple, Netflix a financé des films d’auteur qui n’auraient pas été financés sans son intervention. Rappelons que personne ne voulait distribuer Roma d’Alfonso Cuarón, ce long-métrage austère en noir et blanc au budget de 15 millions de dollars qui a finalement été récompensé par 3 oscars en 2019 dont celui de meilleur réalisateur (10 nominations), un Lion d’Or à la Mostra de Venise et un Golden Globe du meilleur film en langue étrangère. Mais Netflix y a cru et a fait un pari stratégique.
Dans la même veine, on peut également citer Okja de Bong Joon-ho ou The Irishman de Scorsese. The Irishman, qui réunit un casting prestigieux d’acteurs (Joe Pesci, Robert De Niro, Al Pacino) est un exemple particulièrement emblématique de cette tendance. Netflix a déboursé 100 à 150 millions de dollars pour racheter les droits d’une œuvre qui était en cours de préparation depuis au moins 10 ans. Scorsese le reconnait lui-même : aucun autre studio n’a accepté de financer le projet. Netflix a donc réellement pris des risques. Résultat : The Irishman est un succès en ligne avec 13,2 millions de spectateurs en cinq jours aux États-Unis après son lancement. Certains experts montrent que des professionnels très divers (réalisateurs, membres du CNC, etc.) considèrent qu’il est plus facile aujourd’hui de trouver un financement pour des créations originales. Le monde du cinéma regarderait finalement avec ambivalence Netflix, Amazon ou Apple ; avec méfiance bien entendu mais aussi comme une aubaine en matière de prise de risques créatifs que les autres producteurs refusent aujourd’hui de prendre. Au risque d’être provocateur, on assisterait à une inversion : le cinéma d’auteur est l’apanage des plates-formes tandis que les blockbosters mondiaux sont les seuls à être distribués en salle.
Changement du rapport au film de cinéma
Voir un film d’auteur sur un téléphone portable est-il vraiment souhaitable ? L’expérience de Scorsese avec The Irishman est édifiante. Fin novembre 2019, 40 millions de personnes ont déjà vu le film en streaming. Néanmoins, le film n’aurait été vu en moyenne qu’à 70 % Le médium change complètement le rapport au film. Dans une salle, on voit mal 70 % des spectateurs partir avant la fin. Sur les plates-formes, l’audience est beaucoup plus importante. Curiosité peut-être… Mais n’est-ce pas un nouveau rôle social pour ces plates-formes aux larges audiences… initier les non-initiés ? Notons également l’émergence de très nombreuses plateformes SVOD de niche (courts-métrages, cinéma de patrimoine, films politiques et sociaux, etc.) Pour le cinéma indépendant, on trouve par exemple la plate-forme anglaise Mubi ou la française UniversCiné. Portant un discours de diversité culturelle et de lutte contre l’uniformisation des contenus, ces plates-formes considèrent que les plates-formes comme Netflix représentent finalement plus une opportunité qu’une menace en acculturant les spectateurs…
Pour Jean‑Marc Quinton, ce rapport individuel au support, qu’il soit une tablette ou un smartphone, peut laisser entrevoir des risques pour l’avenir. Finalement, pourquoi mettre autant d’argent dans l’image, puisque les films seront visionnés sur petit écran ? Ce nouveau rapport ouvre aussi plusieurs débats. Laisser le cinéma d’auteur au seul streaming, n’est-ce pas le condamner d’avance ? Pour l’instant les grandes plates-formes sont dans un environnement tellement concurrentiel qu’elles jouent leur image en concourant pour les meilleures récompenses dans les festivals. Le film d’auteur est donc un vecteur d’image, pas d’audience. Mais pour combien de temps ? Et que peuvent devenir les producteurs et diffuseurs traditionnels de cinéma d’auteur face au nouveau pouvoir des plates-formes ?
Le monde du cinéma et les plates-formes
Événement symbolique : le 22 janvier 2019, Netflix est devenu septième membre de la Motion Picture Association of America (MPAA) après les Studios Disney, Paramount, Sony, Universal, 20th Century Fox et Warner Bros. C’est la seule organisation à ne pas être « née » studio de cinéma. Néanmoins, est-ce que Netflix est complètement accepté dans le monde du cinéma ? La réponse est non. The Irishman avait 10 nominations aux Oscar 2020. Malgré des budgets de lobbying multipliés par 10 par rapport aux usages du monde du cinéma, le film n’a remporté aucune statuette.
Au festival de Cannes, depuis 2019, les films Netflix ne peuvent plus faire partie de la compétition, car ils ne sortent pas en salle. En cause, notre système de chronologie des médias qui aurait imposé à Netflix 36 mois pour pouvoir diffuser le film sur sa plate-forme. Cela n’empêche pas Netflix de racheter des films primés au festival. Le paradoxe, c’est que les films primés achetés par Netflix sont accessibles sur la plate-forme presque partout au monde sauf en France. Ce fut le cas, par exemple, d’Atlantique, de Mati Diop, grand prix du jury, et de J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, grand prix de la Semaine de la Critique, deux films dont les droits ont été acquis par Netflix à la fin du festival de Cannes 2019.
Quand Le Monde titre le 30 novembre 2019, « The Irishman sur Netflix, symbole d’un cinéma mondial en péril » ou que Nathanaël Karmitz, le directeur général de MK2 qui est également producteur déclare « que les plates-formes se comportent comme des prédateurs en achetant un Roma par un réalisateur déjà oscarisé pour en faire une tête de gondole, tout en voulant s’affranchir des règles du système audiovisuel », cela montre le désarroi du monde du cinéma devant les mutations actuelles.
Un monde en mutation
En France, la chronologie des médias, qui a été révisée en 2018, est en cours de rediscussion depuis quelque temps au parlement, comme celle du financement. Jusqu’à maintenant, les plates-formes ne contribuaient pas à la création audiovisuelle française et européenne alors que c’est une obligation pour les acteurs traditionnels depuis longtemps. En 2018, d’abord au niveau européen (Directive sur les services de médias audiovisuels) puis en France ces derniers mois, cette contribution des plates-formes a fait l’objet d’une concertation large. Elle devrait être finalement fixée à 20 % à 25 % du chiffre d’affaire de la plate-forme en France, 20 % étant le taux qui permettra de diffuser des films à partir de 12 mois et 25 % le taux qui permettra aux plates-formes une diffusion des films moins d’un an après leur sortie.
Finalement, le monde des plates-formes est peut-être en train de créer les conditions d’une réinvention du cinéma…
Valery Michaux, Enseignant-Chercheur – HDR, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.