Ariel Kyrou : « le futur n’est jamais écrit »

La première fois c’était à l’aube de l’an 2000, soit l’an 4 de l’internet en France. Ensemble, nous avons travaillé sur le premier journal collaboratif en ligne dédié aux discussions sur l’éthique du net. Depuis, Ariel Kyrou a signé un documentaire sur l’auteur de science-fiction Philippe K. Dick pour Arte, et de nombreux essais sur le travail et son devenir. Nous avons décidé de le rencontrer à nouveau cette fois pour évoquer le buzz actuel autour de l’intelligence artificielle dans un entretien-fleuve initialement prévu pour le journal satirique Zélium.

Quelle différence faites-vous entre travail et emploi ?

Un emploi, c’est quoi ? C’est un travail obligé, rémunéré. C’est quelque chose qui participe d’un système. Je prends un emploi parce que j’ai besoin de gagner de l’argent, quel que soit cet emploi. Dans l’imaginaire contemporain, l’affirmation d’avoir « un emploi » se contrefout de l’utilité et du sens de ce même emploi. Juste ce fait : on a besoin, pour vivre ou plutôt survivre, de travailler. C’est censé être mieux, quel que soit ce boulot. Ça, c’est un emploi. Le travail, en revanche, raconte moins une situation qu’un « faire ». C’est quelque chose qui, potentiellement, nous enrichit, d’un point de vue pécuniaire, mais aussi intellectuellement et spirituellement, et qui enrichit la collectivité. Il s’agit d’une action sur le monde, rémunérée ou pas. Cette définition correspond bien à celle de Marx, en opposition à celle d’Adam Smith. Et c’est aussi celle du philosophe Bernard Stiegler. On pourrait aussi différencier l’emploi comme travail rémunéré de l’activité librement choisie. C’est une autre façon de faire une différence entre, d’une part ce qu’on choisit et qui nous enrichit et nous construit, d’autre part ce qui serait un simple travail, un emploi juste pour gagner des sous, même s’il s’agit de fabriquer des armes sous l’autorité dictatoriale d’un patron complètement imbécile. La notion d’emploi ne signifie aucune qualité : elle est complètement neutre et opérationnelle. La notion de travail, si elle a du sens, ne vit que par la qualité de ce qu’elle intègre.

Vous vous opposez au modèle de Uber, j’imagine.

Oui, nous avons d’ailleurs écrit avec Bernard Stiegler, Yann Moulier-Boutang et Bruno Teboul une tribune dans Libération : « Stop à l’ubérisation de la société ». Que Uber ait répondu à des problèmes de qualité de service, c’est une évidence. Il y avait un manque, un défaut. Loin de moi l’idée de défendre ce qu’était G7 à Paris et toutes les institutions terriblement opaques des taxis parisiens. Je ne défends absolument pas le capitalisme ancien. Mais effectivement, Uber n’a pu exister que parce qu’il y a un système de protection sociale qui permet aux gens de prendre des petits boulots à la demande, comme par exemple ceux de la plateforme Amazon Mechanical Turk. Paradoxalement, ce qui permet à Uber d’exister, c’est ce à quoi il ne participe pas, c’est-à-dire la redistribution sociale. Il y a une sorte de jeu de dupes chez Uber. Certes, ça fluidifie, c’est parfois pratique. Mais c’est bel et bien la préexistence de mécanismes de protection sociale qui permet aux chauffeurs de « supporter » l’instabilité fondamentale de leur situation, sur laquelle repose le modèle de Uber, d’ailleurs de moins en moins solide face à la réaction des États. Par ailleurs, le mode d’exploitation de Uber est le même que celui des bonnes vieilles sociétés de taxi. La plateforme appartient au fondateur et aux actionnaires de Uber aux États-Unis. Je n’ai rien contre les États-Unis. Ce qui m’embête, c’est que les usagers et les chauffeurs n’ont pas voix au chapitre. La plateforme ne leur appartient en aucune façon. En Suisse ou ailleurs, des plateformes de transport sont réellement aux mains des acteurs eux-mêmes, avec une capacité d’ouverture au citoyen. Le problème fondamental, c’est la façon dont cette économie dite collaborative renforce voire réinvente un système d’exploitation classique. A l’instar de Uber, elle ne transforme ni la façon de travailler ni la capacité à participer d’un collectif. Michel Bauwens l’explique très bien : ces plateformes créent certes une valeur d’usage, mais elles s’approprient totalement la valeur d’échange. C’est l’autre problème fort que pose Uber : non seulement cette entreprise parasite, voire mine tout système de redistribution sociale, mais elle garde pour elle les fruits du travail de l’ensemble des chauffeurs et usagers sur lesquels repose le succès de la plateforme qu’elle possède.

Ce n’est donc pas nouveau. Mais le procédé qui consiste à confier la charge de travail à des semi-pros ou des amateurs, c’est nouveau, non ?

Oui. La crise Uber a explosé avec le lancement avorté de Uber Pop, qui devait permettre à des citoyens lambda de s’improviser chauffeurs Uber de temps à autre pour arrondir leurs fins de mois. Dans Uber Pop, service au final très peu présent dans les villes où Uber a réussi à s’installer, ce sont en quelque sorte les gens eux-mêmes qui sont leurs propres chauffeurs. Certes, cela ne change pas la formule d’exploitation. Mais je trouve ce système plus intéressant que les VTC classiques. Parce qu’il renverse, ne serait-ce qu’un moment, le rapport entre l’amateur et le professionnel. Comme par hasard, c’est ce retournement « démocratique » que nos hiérarques ont rejeté avant tout chez Uber. Sauf que je me demande si, in fine, un véritable système à la Uber Pop, dont la logique voudrait que la plateforme appartienne à tous, ne serait pas l’opposé même du système à la Uber, qui se contente de donner un air de modernité à notre aliénation par le travail, ou plutôt par son chien fidèle et totalement débile : l’emploi. L’on pourrait même imaginer demain une sorte de Uber totalement « partageux », donnant à chaque utilisateur et à chaque chauffeur, professionnel ou surtout amateur, un même pouvoir potentiel via une plateforme non plus gérée par des managers californiens, mais via la blockchain. C’est-à-dire un système sans tiers de confiance. De fait, le système Uber n’a rien à voir avec le covoiturage et le partage entre pairs. C’est désormais un VTC classique qui s’approprie l’essentiel de la valeur d’échange des parcours effectués sans possibilité que les conducteurs eux-mêmes fassent les trajets. Donc malgré les nouvelles technologies, il n’y a rien de neuf. Ce qui montre, si on élargit le débat, que l’innovation est moins technologique que sociale. Toute innovation est sociale. Ce qui fait innovation, c’est l’inscription d’une technologie, qui augmente un potentiel, au cœur d’une société. Jusque le moteur de recherche Google : quand il naît, l’originalité est sociale, pas technologique. Car il y a d’autres moteurs de recherche. Ce que Google construit à la fin des années 1990, c’est un moteur régulé par la réputation des sites Web. Lors d’une requête, il considère en effet chaque lien hypertexte comme l’équivalent d’un vote, d’une citation ayant d’autant plus de valeur que celui qui pointe, donc qui vote, a lui-même une bonne réputation. Il s’inspire du modèle de la réputation universitaire. Donc il y a un choix social, puis, deux ans plus tard, une innovation marketing avec l’invention des Adwords, des mots de recherche vendus aux enchères. Donc c’est social ou marketing, la technologie augmentant de façon considérable le potentiel de l’ensemble du dispositif. Malgré les apparences, et pour revenir à notre sujet, Uber n’est pas si innovant que ça.

Interface de Hermès, plateforme de sous-titrage « collaboratif » de Netflix

Ce modèle a quand même essaimé. Netflix a essayé de recruter des sous-titreurs parmi le public. Et sans vouloir ramener le débat à une algarade corporatiste, ne sont-ce pas les journalistes qui, les premiers, ont fait les frais de ce système ? Le journalisme participatif c’est du gratuisme déguisé ?

Le dit « collaboratif » pose question dans un système qui reste capitaliste, où les gens ne bossent que pour gagner du fric. Ce n’est pas neuf. Les nouvelles technologies ont cette fonction, aussi, de déporter la force de travail. Pour comprendre, un exemple : qu’est-ce qui se passe quand dans le métro on décide de ne plus avoir de contrôleurs. Et qu’on met des machines à la place. Ce n’est pas un gros effort de valider son ticket. Mais c’est un travail que fournit l’usager à la place du contrôleur. Ensuite, le fait de remplacer le guichetier humain par des distributeurs : les deux minutes passées devant la machine de distribution de tickets, c’est autant de travail que n’accomplit plus un être humain. Donc la technologie ne remplace pas des emplois uniquement par des machines mais par des automates auxquels s’ajoute le travail que font eux-mêmes les dits consommateurs. Le « collaboratif » a une tendance fâcheuse à déporter le travail, et ça va beaucoup plus loin que le simple consommateur. C’est intéressant de constater l’évolution. On commence par le poinçonneur – on connaît la chanson de Gainsbourg sur le poinçonneur des Lilas. Ensuite on remplace le vendeur par une machine. Ça nous prend déjà un peu plus de temps. Et puis maintenant on nous dit : « c’est vous qui allez écrire les articles, filmer ». Et on aboutit à la voiture autonome ou au journal auto-écrit. L’une des dérives du collaboratif est de faire travailler les gens en tout ou partie à la place des professionnels, par exemple des journalistes, mais sans les mêmes garanties de principe quant à l’éthique de leur métier – il est vrai par ailleurs mal en point. On se passe des services du vendeur comme de ce qui fait la saveur d’un article dont les informations ont été dûment vérifiées, selon des codes bien précis. Il y a bien des « algo-rédacteurs » qui rédigent déjà des comptes-rendus sportifs ou boursiers. Plus besoin de valider l’info. Ce sont les robinets du sport ou de la finance qui la fournissent. Mais qu’un travail mécanique, de récitation financière par exemple, soit réalisé par une machine, est-ce vraiment un souci ? Non. Le problème est d’ailleurs qu’un nombre de plus en plus important de journalistes se comportent de moins en moins comme des enquêteurs ou des critiques cultivés, sensibles et intelligents, et de plus en plus comme des « récitateurs » d’infos et de points de vue prémâchés. Comme des machines ! L’enjeu est bien là : utiliser les machines pour aller plus vite, par exemple pour décrypter en live, lors d’une interview, les mensonges d’un grand ponte afin de l’attaquer, et préserver l’humain pour tout ce qu’une machine ne fera jamais : la prise de risque, l’inattendu, l’enquête sous toutes ses coutures afin de mordre les marketeurs et les storytellers… Le collaboratif, ou autrement dit le « participatif », n’a aucun sens en tant que tel. Il n’en a qu’à partir du moment où la qualité et l’exigence de fond augmentent. Impossible, par exemple, d’imaginer les Paradise Papers sans un immense travail d’enquête que jamais une machine ne pourra piloter – même si l’IA peut aider…

La vague d’automatisation d’aujourd’hui a au moins commencé dans les années 1960 et ne s’est jamais arrêtée. Est-ce que la nouveauté aujourd’hui, c’est qu’elle consiste à automatiser l’intelligence ?

Il faut se méfier du terme « intelligence ». Il y a eu en effet plusieurs vagues de robotisation et d’intelligence artificielle. L’une des premières a touché l’automobile et les travaux de productions « purs et simples ». C’était une première étape. Ce qu’on vit aujourd’hui, c’est le passage d’une logique d’automatisation dans des environnements prévisibles, à une logique d’automatisation dans des territoires qui le sont un peu moins. Il s’agit des domaines de la transaction et du relationnel. Ces deux territoires, plutôt épargnés jusque-là par l’intelligence artificielle, sont aujourd’hui touchés par le big data, le deep learning et les algorithmes. L’analyse d’un nombre considérable de données issues de la médecine, de la banque ou encore des mondes juridiques, dans un laps de temps très court voire en temps réel, ça, effectivement, ça touche les mondes de la santé, de la finance et du droit, bien au-delà de la logistique ou de la production industrielle.

C’est à dire que ça touche plus des métiers qu’on fait plus avec le cerveau qu’avec les mains…

Oui, les métiers de l’assurance par exemple, et plus largement de la transaction et de la relation.

Jusqu’à ce qu’on appelle le “care”, les métiers de service à la personne…

Avec le care, on rentre dans des choses compliquées. Il y a plusieurs dimensions dans ces métiers. Il faut prendre en considération le contexte. Est-ce un contexte cadré, comme celui d’une usine, ou un contexte imprévisible ? On s’est rendu compte qu’une excellente femme de ménage, qui fait les coins et la poussière, est beaucoup plus difficile à automatiser qu’un aspirateur Roomba ou un analyste financier, un trader ou un assureur. Avec le “care”, on découvre que l’automatisation créée un trou au sein des classes moyennes. Il y a le “haut du panier”, tous les métiers de l’intelligence, ceux qui vont piloter les machines, les contremaîtres. Eux, comme les data scientifiques, vont avoir plus d’emplois, il y a donc toute une frange d’emplois qui se créent. Mais il y aussi toute une frange de la classe moyenne qui perd sa raison d’être dans le monde du travail. Le “sur-avocat” qui pilote les machines a du sens. L’avocat moyen qui comptait et analysait des factures et papiers administratifs pour chasser des occurrences n’en a plus, tout comme le radiologue dans le monde hospitalier. Ceux-là doivent peu ou prou être remplacés par des machines. À l’autre bout de l’échelle il y a une bonne part des métiers relationnels et d’accompagnement des humains qu’une machine ne peut pas faire, comme s’occuper d’une dame âgée, éviter qu’elle tombe lorsqu’elle se promène, lui parler de ses enfants et des siens, la rassurer. Ce sont des métiers dévalorisés aujourd’hui car ils ne créent pas de valeur financière, mais ils ne sont pas proches de la disparition. Si on regarde les chiffres de l’Institut Montaigne ou autres, ce sont des métiers qui ont vu leurs embauches augmenter ces trente dernières années. Ces métiers de la relation, du care, de l’accompagnement, ont connu une croissance. Pas parce qu’ils sont valorisés, mais parce qu’une machine ne peut faire le job – du moins pour le moment et de façon rentable. Et ça va s’accentuer.

Peut-être est-ce un effet d’annonce, mais on entend beaucoup parler de “robots relationnels”. J’ai vu dans un reportage un robot “s’occuper” d’une personne âgée. Un appel en visio remplace la visite d’une infirmière ou d’un proche. Il y a donc un remplacement au moins partiel de l’humain.

Oui, ce type de vidéo fait parfois froid dans le dos. La question des robots aidants, du service à la personne, je l’ai étudiée via Culture Mobile (culturemobile.net) et solidarum.org (base de connaissance pour l’invention sociale et solidaire, ndlr). Ces robots ne sont pas encore prêts à prendre le relais, surtout seuls – ce qui serait un cataclysme. Il y a par exemple des robots Nao qui sont expérimentés dans le CHU de Nantes dans le cadre de l’autisme. Mais ces robots ne remplacent pas les humains. Pourquoi ? Outre qu’ils en seraient incapables, parce qu’ils sont l’une des pièces d’un long processus de soin, du diagnostic à la médecine et à l’accompagnement dans la vie, où potentiellement l’intermédiation du robot, qui a un côté jouet, désinhibe les enfants. Il faut, sur un autre registre, imaginer une personne qui souffre d’un handicap et qui ne peut plus s’habiller. Globalement, les gens devenus très handicapés ne supportent pas que d’autres gens s’occupent d’eux, même s’il s’agit d’un aide-soignant adorable. Aujourd’hui, les robots ne sont certes pas encore capables d’habiller un être humain, mais ça le sera sans doute demain. Or un robot, non humain donc, qui s’occupe de la personne, c’est peut-être paradoxalement plus humanisant qu’on ne l’imagine, car cela préserve l’intimité de la personne. Mais ça ne remplace pas l’avant et l’après : l’accompagnement. Là, on est sur des métiers du soin, de l’accompagnement des personnes, qui supposent un relationnel gigantesque. Donc, qu’il y ait des robots qui soient amenés à intervenir dans cet univers, oui, c’est évident. Mais si on commence à penser à vouloir remplacer l’humain, on va au mur.

Est-ce que nos sociétés vont accepter qu’un robot accompagne une personne malade ou handicapée ?

C’est tout sauf certain. Et je ne parle même pas de la politique d’emploi qu’il peut y avoir derrière. Il y a des critères sociaux, politiques et humains. Ce n’est pas seulement la faisabilité technique qui va décider de procéder au remplacement ou pas. Dans le territoire de la santé, notamment dans l’accompagnement des malades d’Alzheimer ou d’enfants autistes, on voit bien que les machines peuvent être utiles, mais seules elles ne servent à rien et sont totalement destructrices. On n’est pas dans une logique de remplacement mais de complémentarité. Ça se voit plus facilement dans le soin parce que les gens ont de vrais besoins, et nous sommes sensibilisés aux problèmes d’un enfant autiste, ou aux problèmes des personnes âgées. Le robot peut entraîner le cerveau de personnes perdant la mémoire de manière plus systématique qu’un aide-soignant. Mais s’il n’y a que le robot, bonjour la tragédie. La philosophe Cynthia Fleury dit très bien que ça n’a aucun sens de faire appel à un “super-assistant” qui fait tout à notre place, même quand on est malade ou handicapé. Alors, vous pensez, quand on est bien portant ! Quelle erreur terrible ! La machine ne doit pas transformer le sujet en chose, mais au contraire lui permettre de se développer en tant que sujet. Or justement, les GAFAM, le monde numérique et son « tout connecté » nous poussent dans la direction la plus idiote et la plus propice à la bonne vieille logique capitaliste : notre « réification ». Cela semble formidable qu’une machine puisse tout faire à notre place. C’est une tragédie indolore et inodore, « à l’insu de notre plein gré » comme le disait au premier degré un coureur cycliste accusé de dopage : on ne voit pas tout ce qu’on perd en devenant nous mêmes des automates conformes et conformistes. Les limites du remplacement par la machine ne sont pas forcément visibles avec les bien-portants, mais elles le sont avec ceux qui ont besoin d’aide. D’où la nécessité de s’y intéresser.

 » Dans tous les cas, penser l’arrivée d’une technologie sans changer l’écosystème concerné, c’est destructeur, catastrophique et illusoire. »

Donc, on n’est pas condamné à l’automatisation. Il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte.

Oui. Dans tous les cas, on va effectivement vers une raréfaction de l’emploi. Mais pas partout. Que l’on croit ou non au principe de « destruction créatrice » de Schumpeter (« Disparition de secteurs d’activité économique conjointement à la création de nouvelles activités économiques » qui aboutirait systématiquement à une juste compensation, Wikipedia, ndlr), ou à celui de la « disruption destructrice » de Bruno Teboul, dans tous les cas c’est l’écosystème qui change. Donc il faut revoir l’écosystème, du soin au juridique. C’est là que c’est intéressant. Que l’on croit ou non à la raréfaction de l’emploi, dans tous les cas, penser l’arrivée d’une technologie sans changer l’écosystème concerné, c’est destructeur, catastrophique et illusoire.

Sur l’intelligence artificielle, il y a une part de réel et aussi une part de bruit médiatique, un “buzz”. Cette expression, “intelligence artificielle”, est-ce que c’est simplement une nouvelle manière de parler de “programmes”, de “logiciels” et d’“applis” ? Ce n’est jamais beaucoup plus qu’un ensemble de commandes. Les jeux d’échecs électroniques sont déjà impressionnants, mais tout de même, ces nouvelles intelligences artificielles ont l’air d’analyseurs syntaxiques juste plus sophistiqués qu’auparavant. Comme le robot de Hanson Robotics, “Sophia”, qui a reçu la citoyenneté saoudienne (à titre honorifique) suite à une opération de communication de l’Arabie Saoudite…

Je n’ai pas étudié en détail ce qu’est “Sophia”. Il y a un nouveau programme d’AlphaGo qui apprend tout seul à jouer au Go, et qui a écrasé sa version précédente. Ce qui ne lui permet pas de commander mes courses de la semaine, car il n’est pas programmé pour. Ce n’est pas demain que les robots auront la plasticité du cerveau humain pour passer d’un sujet à l’autre, utiliser des éléments appris là, dans le sport par exemple, pour les appliquer dans une autre tâche n’ayant rien à voir comme la résolution d’un problème mathématique ou les conseils à sa grand-mère malade. Le terme « intelligence artificielle » ne date pas d’aujourd’hui, mais des années 1950, des fameuses conférences de Macy, en écho des machines de Turing et de la cybernétique etc. Les “systèmes experts” (nom donné aux programmes d’intelligence artificielle dans les années 1960 et 1970, ndlr), c’est ce qui est resté quand on a abandonné le rêve du MIT et du Medialab de la simulation parfaite voire de la réplication du cerveau. Cette logique “computationelle” partait du principe que la réalité nous est extérieure et que pour créer une intelligence artificielle il fallait calculer l’intégralité de ce monde extérieur pour agir dessus. C’est cette logique computationnelle que le réel a mis à bas, au fin fond de la poubelle de l’histoire. Il s’avérait en effet plus compliqué de fabriquer une machine capable de trouver son chemin dans le chaos d’une maison en désordre qu’il ne connaît pas, que de créer une IA championne de jeu d’échecs. Autrement dit : ce qui était à la portée d’un enfant était infaisable pour une machine dont les capacités de calcul étaient pourtant mille fois supérieures aux nôtres. La logique connexionniste à base de réseaux de neurones était moins travaillée, et apportait moins de résultats que le computationnel, qui était dominant. Il y a eu depuis une nouvelle évolution de l’intelligence artificielle, avec l’apprentissage machine et le deep learning (pouvant s’appliquer en réalité à toutes les formes d’intelligence artificielle, connexionniste ou par exemple symboliste), et un tas de gens qui se sont penchés dessus à partir des années 1990 et surtout 2000. Cette nouvelle génération a commencé à “faire des enfants” et a permis à l’IA (intelligence artificielle) de reprendre du poil de la bête d’un point de vue médiatique il y a trois ou quatre ans. Avec notamment des systèmes de reconnaissance des images. Sans besoin de pré-programmation, avec des logiques d’auto-apprentissage supervisé ou non. Ce qui s’est passé, c’est que la logique des réseaux de neurones qui existe depuis très longtemps a eu des résultats beaucoup plus forts et percutants ces dernières années, et assez impressionnants, grâce au deep learning en particulier – comme l’ont montré Google et autres. Ça a fait renaître une “IA faible”. Et donc ça a fait renaître l’ensemble des territoires de l’IA. Il y a eu dans le passé deux voies : la computationnelle, et puis la connectiviste-cognitiviste, les réseaux de neurones. Une voie a montré ses limites. La voie computationnelle a néanmoins continué à produire des systèmes experts fonctionnant par la force de calcul. Elle aussi est en train de se rénover, de se complexifier via les big data et le deep learning, mais aussi ce qu’on appelle la logique floue. Ses processus ont le grand avantage d’être compréhensibles, de ne pas fonctionner comme une boîte noire comme ceux des réseaux de neurones. Mais le buzz est clairement pour le moment du côté connexionniste. Les progrès des technologies de l’IA sont incontestables. Est-ce que ça veut dire qu’on va se rapprocher d’une nouvelle machine, super-intelligente, qui pourrait à terme nous remplacer ? Non. C’est du vent. De la fumisterie. Est-ce que “Sophia” est la prémisse de la créature du film “Ex-Machina” ? Non, absolument pas. On est forcément loin du compte. Tout ça joue avec nos fantasmes. Il y a une réalité indéniable. Les intelligences artificielles, en vérité ce qu’on appelle l’IA faible, vont être présentes partout, voire le sont déjà. Dans le commerce, les centres d’appel, les systèmes de recommandation, la logistique aussi… Partout, partout, partout. Ce qui est en train de se passer c’est que ces systèmes d’IA faibles faiblement autonomes et “auto-apprenantes”, mais capables d’interactions et d’analyses se multiplient. Ça ne veut pas dire qu’ils vont nous dépasser à court terme. Mais ça fait renaître l’imaginaire de la créature artificielle.

Donc vous ne croyez pas au concept de “Singularité” (le moment où l’IA dépasse l’humain, ndlr) ?

Non. D’où vient le concept de “Singularité” ? Le terme même est apparu dans un sens nouveau, a été réinventé dans un article de Vernor Vinge, professeur de mathématiques et romancier dans la première partie des années 1990. Cet auteur de science-fiction est crédité de la mise sur orbite de l’expression “singularité technologique”. Dans ses romans des années 1970 et 1980, notamment La captive du temps perdu, il parle d’une extinction vraisemblablement causée par la technologie. Mais ce n’est pas affirmé comme une vérité absolue, et l’auteur en présente via ses personnages une pluralité d’explications, donc de versions. En 1993, avant que le transhumanisme ne prenne son envol, il écrit un essai qui a pour titre “La Singularité”. Il écrit comme un scientifique. C’est une fumisterie, bourrée d’amalgames et de simplifications. En gros, il dit qu’on va arriver à un moment, 2030 ou 2045, où les machines seront à ce point intelligentes qu’elles nous auront dépassés. Et nous n’aurons selon lui que deux choix possibles : accepter d’être dépassés, ou fusionner avec elles pour continuer à évoluer. En tant qu’auteur de science-fiction, il laisse ouvert les possibilités. Mais se voulant scientifique, il affirme sans preuve ses prédictions. C’est grotesque. Qu’il y ait une tendance à ce que l’apprentissage machine fasse évoluer les choses, à ce que la collaboration des robots entre eux ou avec des humains puisse susciter d’autres rapports au monde, oui. Mais parler d’intelligence comme s’il n’y en avait qu’une seule, et parler d’une date précise pour la Singularité, aucun être sensé ne peut y croire. C’est comme pour la loi de Moore : rien ne dit que ça va continuer comme ça avec un doublement de la capacité de stockage et de traitement des données tous les quatre ans. L’augmentation des performances de l’intelligence artificielle est tangible, et personne ne peut deviner quelles en seront les conséquences à long terme. Une nouvelle forme d’intelligence pourrait naître de ces mouvements, effectivement, mais elle serait bien différente de ce que nous entendons par ce terme. D’un côté comme de l’autre, que l’on se sente plutôt favorable ou défavorable à ces tsunamis technologiques, méfions-nous du réductionnisme : l’intelligence ne se réduit pas à la performance ; elle peut être sensible, intuitive, spirituelle, physique, circonstancié, etc. La version américaine, à la Ray Kurzweil, du transhumanisme est infecte non parce qu’elle envisage une intelligence des machines, mais parce qu’elle n’en propose qu’une vision univoque, bête et caricaturale.

Le mérite des auteurs de science-fiction est de poser des hypothèses plutôt que des certitudes. Il y a une idée dominante de nos jours c’est que la raréfaction du travail ouvre la porte à la possibilité d’un revenu universel. Est-ce qu’il existe une autre voie ? Et avant le revenu universel, est-ce qu’il ne faut pas craindre une période de transition socialement houleuse ?

Avec Yann Moulier Boutang et la revue Multitudes, je défends l’idée d’un revenu universel suffisant, et pas celle d’une aumône de 400 ou 450 euros par mois. La somme que nous préconisons se rapprocherait plutôt de 1000 à 1200 euros. Ce choix suppose une vraie vision de société, et ne pourrait se concrétiser qu’avec une taxe sur les flux d’argent et non plus sur les revenus. Sans vision de société, sans prise en compte d’un contexte global aujourd’hui dominé par un certain type de capitalisme prédateur, le revenu universel ne peut qu’aboutir au pire. Imaginer une mise en place du revenu universel in abstracto en un ou deux ans, sans préparation ni aucune stratégie à long terme, c’est absurde. On voit bien tous les fantasmes que fait naître l’idée de revenu universel. Il y en a qui disent, comme Laurent Alexandre, que ça va être l’encouragement à la paresse. Les expérimentations en Angleterre et ailleurs prouvent le contraire. Il n’y a pas plus de raisons de penser que ça va encourager la paresse que d’imaginer que le revenu universel puisse inciter à la créativité et à la multiplication des actions sociales et solidaires. Dès lors qu’il est respecté dans son essence universelle, inconditionnelle et d’un montant suffisant, son principe est porteur d’une autre appréhension du monde du travail, sécularisée pourrait-on dire, car débarrassée de la religion du boulot, et donc en particulier de l’obligation de bosser pour survivre, quel que soit l’emploi que l’on subit. Il y a un objectif premier : renverser le rapport de force entre l’offre et la demande de travail, en faveur de la demande et non plus de l’offre. Et il y a une nécessité : construire la mise en place de ce revenu universel non travesti sur le temps long. La première étape, sur laquelle tout le monde n’est pas d’accord, c’est de prendre acte que d’ici trente à cinquante ans, il risque d’y avoir globalement moins d’emploi, à cause de l’intelligence artificielle, plus globalement des nouvelles technologies, mais aussi de l’évolution des mentalités face à l’obligation de travailler pour vivre. La deuxième étape, qui suscite encore plus d’incompréhension, c’est de comprendre que la fin de l’emploi peut devenir une bonne nouvelle, l’occasion de changer de société sans ce boulet de la soumission aux exploiteurs du travail salarié ou non, en faveur d’une vision libérée du travail.

Pouvez-vous me suggérer trois scenarii de crise du travail et de mise en place potentielle d’un revenu universel ?

Dans l’un, il n’y a pas d’autre solution que le revenu universel, donc on le met immédiatement en place sans l’avoir prévu ni construit. Et ça va créer des effets pervers terrifiants, et des effets d’aubaine (les gens qui n’en ont pas besoin vont en profiter). Deuxième scenario : on n’a pas besoin du revenu universel, ou il est trop tard pour le mettre en place, car la société est déjà précarisée, on a tout dérégulé et il y a des gens comme aujourd’hui en Allemagne qui bossent pour 400 euros par mois. La plupart des gens bossent de temps en temps de façon totalement précaire. On aura une société qui sera redevenue une jungle, avec de vrais-faux boulots un peu partout, genre Mechanical Turk (turc mécanique, nom du service dédié d’Amazon, ndlr) où les gens sont payés à la tâche, au compteur, au robinet. Troisième cas de figure, un peu utopique : à un moment donnée, une vision de société tout autre se construit avec des gens qui lancent des expérimentations. L’idée qu’un autre rapport au travail est possible, tandis qu’agonise la notion d’emploi, prend corps dans de plus en plus de têtes. Et là, malgré les couacs, on peut imaginer que les choses se passent moins brutalement, que le revenu universel, inconditionnel et d’un montant suffisant, se mette place par étapes sur le temps long, avec moins d’effets pervers. Mais ce n’est pas la voie qu’on prend !

Vous m’avez presque convaincu que le bruit autour de l’IA n’est pas qu’un effet de mode…

Il y a une part d’effet de mode et une part de réalité. Car il ne peut pas y avoir d’effet de mode sans une part de réalité. Si la réalité est à “2”, elle était auparavant à “1” sur l’IA. Le buzz, les médias, la manière dont vont pouvoir nous enfumer des gens comme Elon Musk ou Bill Gates qui vont nous dire “attention à l’intelligence des machines”, etc., font que la réalité est objectivement passée de 1 à 2, mais l’image qu’on en a est passée de 0,5 à 10, c’est-à-dire d’un stade où nous avions oublié la réalité des résultats de l’intelligence artificielle à un moment où le réel de l’IA est submergé par une avalanche de storytelling et de fantasmes. Il y a une part d’effet de mode car il y a des exagérations, des peurs et des espoirs irraisonnés qui croissent à vitesse exponentielle. C’est justifié, mais pas à cette vitesse-là. Et pas à ces degrés-là. Avec en plus la capacité de ce buzz à nous enfumer, c’est-à-dire à nous faire voir ce qu’ils ont intérêt à nous faire voire plutôt que ce qu’ils préfèrent ne pas trop nous montrer, en l’occurrence l’omniprésence d’une sorte d’intelligence artificielle qui mériterait le nom de bêtise artificielle. Soit une mécanique dont l’objet est de nous enfermer, à la fois dans nos comportements les plus conformes, et les écosystèmes des grands maîtres de l’IA, à même de nous satisfaire.

Les GAFAM sont un peu à l’image de l’androïde dans la saga Alien, finalement assujetti à une sorte de société transnationale ou intergalactique. C’est notre destin en tant que travailleurs ?

Quand les gens parlent du futur, ils parlent du présent. Ils ont une vision de ce qui est souhaitable ou non, de ce qui selon eux doit advenir ou pas. Quand Bill Gates, Elon Musk ou le regretté Stephen Hawking nous disent “attention, il faut réfléchir dès maintenant, faire preuve d’éthique, les machines vont prendre le pouvoir, il faut dès maintenant se battre contre ça”, ils orientent notre réalité dans un sens qui leur va bien. Qu’il y ait une part de sincérité dans leurs mots, sans doute. Mais il y a aussi une part de calcul, d’intérêt de leur part. Ce futur fantasmé qu’ils nous présentent est une façon pour eux de protéger un présent où leurs mécaniques, leurs machines beaucoup moins puissantes mais qui ont une fonction autre que d’être plus intelligentes et moins démiurgiques, agissent. Bien sûr que le storytelling a une fonction de motivation, de sensibilisation, et de maquillage. Le discours que ces puissants nous tiennent sur le futur sert notamment à ça. Il parle autant du présent que du futur. Ça ne veut pas dire que les extrapolations et anticipations en question sont toutes fausses, et que certaines ne vont pas potentiellement advenir. Mais l’enjeu est de se construire sa propre opinion en fonction de ses valeurs à soi, plutôt que celles de nos nouveaux maîtres hypercapitalistes. Comme je le disais, par exemple, pourquoi la mort de l’emploi ne serait-elle pas une bonne nouvelle pour le futur ? Penser cela va contre tous les a priori de nos sociétés. Y compris de ceux qui défendent l’automatisation en disant qu’on aura autant d’emplois demain, mais pas les mêmes, et qu’il faut se préparer aussi. Chacun a son dogme, ses convictions ou croyances, même s’il se prétend le porteur de la « réalité vraie ». C’est la raison pour laquelle il faut se saisir des périodes de crises pour bâtir des alternatives. La mort de l’emploi est, je le répète d’une façon encore différente, l’occasion de changer nos écosystèmes, de vie et de travail. C’est l’occasion de penser différemment. L’astuce c’est de jouer avec ça : quand on parle du futur on joue avec le présent. On extrapole sur ce qui est souhaitable, pas par rapport au présent subi. Quand Ridley Scott met en scène l’alien et cette corporation, il parle autant d’un futur potentiel qu’il croit crédible que du présent, c’est une évidence. La littérature de l’imaginaire recréée entièrement le réel : Jean Baudrillard disait qu’à son plus haut niveau, entre les mains de maîtres comme J.G. Ballard ou Philip K. Dick, elle recrée le réel comme fiction. Elle redonne du sens à notre quotidien via le détour de la fiction la plus débridée. Cette plongée dans l’imaginaire permet donc d’imaginer et de tenter de concrétiser un autre réel, qui n’en est pas moins du bon vieux réel. Croire que ce qui se dit et se veut réaliste, et qui de fait n’est que la caricature de l’ordre des choses, c’est-à-dire des puissants, peut nous aider à orienter le réel est une erreur.

Quand on essaie de se soustraire du “storytelling” actuel, on se rend compte quand même qu’on est sous la domination économique et idéologique du “clan des siliciens”, les “GAFAM”. Ce buzz s’explique aussi par le fait que Google et Amazon essaient de vendre des “assistants intelligents”. On oublie vite que leur parcours est parsemé d’échecs, comme les Google Glass ou la télé en relief. Est-ce qu’on peut alors espérer un futur qui ne serait pas écrit par les cadres de Google ou Apple ?

C’est à vous de ne pas devenir des objets.

Oui. Sinon, on n’en parlerait pas. La grande puissance des GAFAM, notamment de Google et Amazon, est de rendre leur écosystème accueillant, et désirable. C’est vraiment “à l’insu de son plein gré” comme je l’ai déjà souligné. De fait, l’algorithme s’inspire de tout ce que tu as fait auparavant pour te cocooner dans ton propre écosystème. Tu vas t’enfermer dans tes choix précédents sans jamais t’en sortir, pour que tu puisses continuer à te sentir très à l’aise dans son écosystème à lui. Il va créer cette fusion-confusion de son écosystème et du tien. C’est ce qui les rend puissants. Ces GAFAM créent des modes de vie, au nom de notre confort et de notre sécurité maximum. On ne se rend pas compte qu’on va finalement agir, travailler et vivre selon des mécanismes orientés et cadrés par les technologies, qui ne sont pas neutres. On n’écrit pas de la même façon sur Twitter et lorsqu’on revoit et réécrit une interview de presque 50 000 signes. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire des choses avec Twitter, mais cela nous enseigne que la technologie n’est pas neutre, elle nous oriente et nous transforme. Il faut savoir arrêter et stopper l’usage de telles ou telles technologies, dire non, les choisir, les détourner, se les approprier. C’est ce détournement, ce braconnage, qui nous permet de tracer un futur qui n’est pas celui des GAFAM. L’avenir n’est pas écrit. La toute puissance des GAFAM et de l’IA n’est pas écrite, ni certaine. Il y a un nombre de critères, humains, sociologiques, anthropologiques, économiques, des inattendus potentiels absolument gigantesques qui font que rien ne dit que l’avenir sera écrit par les mêmes. De tout temps il y a eu des grandes puissances, des pouvoirs, qui changent, évoluent et se transforment. Certains deviennent de plus en plus désirables et de moins en moins contraignants. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas résister, agir différemment, qu’on ne peut pas éteindre, aller à côté. La difficulté c’est que la résistance suppose de plus en plus de connaissance et de maîtrise d’outils chaque jour plus sophistiqués. Et des environnements de plus en plus humains, conçus pour ne pas nous inciter à entrer dans tous les travers présentés de façon si aguichante par ces GAFAM. C’est-à-dire par leurs nouveaux services marketing, même si Google est une entreprise d’ingénieurs et de développeurs plus que de marketeurs, ce qui fait la subtilité et la complexité de leur démarche. Donc, le futur n’est jamais écrit. Et c’est bien pour ça que se créer collectivement un futur choisi suppose un travail, au sens noble du terme. Ça suppose aussi de créer des contre-imaginaires. Il faut être capable de créer des imaginaires de science-fiction, de créer des dispositifs d’art contemporain, des mécanismes, du storytelling, qui contredisent et créent d’autres espaces à habiter et à construire. Ça suppose aussi de s’approprier et de détourner les déchets de l’industrie du spectacle et du storytelling dominant pour créer notre propre tambouille pour demain. (…) On s’en fout de l’information. C’est la connaissance et la capacité à créer d’autres points de référence [qui compte]. C’est-à-dire d’autres points d’où regarder le monde. Qui justifient d’un total décalage. Dire : attention, les clichés qu’on vous donne comme des vérités révélées ou comme un bon sens obligatoire, ne sont rien de tout ça. C’est à vous de vous les réapproprier et de les chambouler, ces clichés du futur. Vous en tant que sujets, car c’est à vous de ne pas devenir des objets. Ça suppose du travail, des supports, des médias, des contre-médias, un travail de contre-fiction. Mais ce n’est pas écrit. Je ne crois pas à la neutralité de la technologie. Nous devons nous en emparer. C’est le crédo que nous avons avec les gens avec lesquels je travaille. Nous sommes des techno-critiques. Etre techno-critique, c’est à la fois refuser la techno-béatitude et la technophobie. On sait que la technologie n’est pas neutre. Impossible en revanche de la nier, de la faire disparaître sans entraîner l’humain dans sa chute. On peut la malaxer, la détourner, cette technologie. Elle suppose une thérapie. Elle suppose de l’humour, de la distance, sinon c’est une machine à détruire.

Soit… Imaginons un avenir un peu utopique où les machines s’occupent des tâches pénibles. Seuls les métiers hyperspécialisés et créatifs continuent d’exister. Un tiers de la population touche le revenu universel. Une partie s’adonne à un hédonisme disons “mesuré”, et l’autre à des activités sportives ou solidaires. Et l’exclusion est un mauvais souvenir. Et une dystopie, ça donnerait quoi ?

La dystopie, c’est déjà ce qui est en train de se construire, avec les multinationales et une logique de précarisation surmultipliée. La dystopie, ça serait une jungle souriante avec un mariage totalement actualisé du “Meilleur des mondes” d’Aldous Huxley et de “1984” de George Orwell, le tout dans un immense univers de joie communicationnelle, de plaisir à l’insu de son plein gré, de loisirs, etc. De populations qui survivent vaguement avec un revenu universel… La dystopie serait une soumission plus forte dans un univers totalement précarisé, mais dans la bonne humeur et le sentiment de fatalité d’une réalité figée, impossible à transformer. Avec un élément qui irait très bien, on a tendance à l’oublier bien souvent, ce sont les frontières, les fils de barbelés. Un monde parfait à l’intérieur, même si précarisé, volontairement soumis avec un grand sourire. Et une population qui vit dans des conditions infâmes en dehors de la frontière. C’est un peu la vision de l’Europe de Philippe Curval dans “Cette chère humanité”. Une Europe qui tient par un mur, que les gens ne passent plus. L’autre version du futur le plus terrifiant, c’est un futur souverainiste, nationaliste, où tout le monde serait Mélenchon… (rires) ou Le Pen ! Je ne me sens pas vraiment à la droite de la droite, mais le côté souverainiste et nationaliste, quels qu’ils soient, je n’en veux pas… le futur pourrait être une multiplication de petits replis néo-nationalistes-souverainistes, tandis qu’on s’adonnerait aux plaisirs de la communication numérique et des réseaux sociaux. Une vie artificielle léthargique. Le futur, ça serait dès lors un mélange d’ultranationalisme et d’une vie en coma prolongé grâce au soma de la technologie. Le soma, c’est la drogue dans le Meilleur des mondes de Huxley, un soma délicieux.

Moins d’emploi, ça veut dire moins de consommateurs. Que se passe-t-il à la tête du « système » ? Est-ce que le capitalisme est en train de scier la branche sur laquelle il est, ou plutôt d’imprimer en 3D la corde avec laquelle il va se pendre ?

S’il y a moins d’emploi, avec moins de gens capables de vivre décemment, effectivement le capitalisme scie sa branche – tout comme il scie la branche de l’innovation en encourageant les comportements les plus conformes via ses algorithmes. L’une des raisons pour lequel les systèmes type revenu universel, revenu contributif, et aussi les systèmes de flexi-sécurité danoises etc. vont de toute façon advenir, c’est pour cette raison là : malheureusement, parce que le capitalisme en a besoin, pour que son système reste malgré tout solvable. Bernard Stiegler dit que ce système va devenir de plus en plus insolvable. Insolvable d’un point de vue économique et financier, et par rapport à la dette qu’on a avec la Terre et ce qui se passe au niveau environnemental et écologique. Donc le capitalisme ne peut pas se permettre une telle insolvabilité. Il arrive un moment où potentiellement ça peut atteindre un mur. Donc il a plutôt intérêt à une précarisation généralisée, à des systèmes de revenus qui permette de consommer un tant soit peu, plutôt qu’un désastre pur et simple qui ne présenterait finalement pas d’intérêt pour lui. Ce serait un ressort du capitalisme dans sa version la plus intelligente de parler du revenu universel, parce que c’est une évidence, et parce qu’il en a besoin. Mais ce revenu risque de n’être qu’un pis-aller. Pour notre humeur, notre humour et en toute humilité, mieux vaut dès lors travailler à un profond changement de société.

Propos recueillis par Rachid Ouadah, initalement prévu pour Zélium 10.


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