Predestination : retour à l’envoyeur-euse

Predestination Snook

Le voyage dans le temps et dans les sexes est la base du quatrième film des Frères Spierig, qui n’ont rien à voir avec les frères-soeurs Wachowski.

Robert Heinlein : ce nom ne vous dit rien parce que vous ne lisez pas de science-fiction. C’est bien dommage car vous êtes passé à côté de « Vous les zombies », une courte nouvelle écrite en 1959 et dont la seule lecture peut laisser pantois. Michael et Peter Spierig ont allongé le récit dans un long-métrage d’une heure et demi au risque de diluer la sensation de choc de l’histoire d’origine. Les deux comédiens principaux, Ethan Hawke et Sarah Snook, contiennent le film au sens propre, comme au sens figuré et narratif. Ils sont encadrés par une figure tutélaire, Noah Taylor, presque-sosie de Georges Orwell. On pourrait raconter le film tel qu’il commence, comme un thriller, où à partir de n’importe quel moment puisqu’il tourne en boucle. Mettons : dans les seventies, un barman prête l’oreille au récit d’un client pas tout à fait comme les autres. C’est visible à l’écran, le personnage de la « mère célibataire » joué par Snook n’est pas un homme, et il-elle n’est pas une femme non plus. La « mère célibataire » est un personnage en transition, temporelle. Permanente. Predestination/Vous les zombies marque un tournant dans le thème du voyage dans le temps, sous-genre qui fit florès en littérature américaine dans les années 50. Grace à Terminator et à Retour vers le futur, le public est familiarisé avec la notion de paradoxe temporel. Pourtant, à part le maquillage un peu grossier de Sarah Snook, rien ne le prépare à ce que les personnages de Predestination vont vivre. En un mot : l’auto-engendrement. Heinlein a ajouté ce détail qui change tout. L’héroïne-héros change de sexe au cours de sa première vie, après avoir enfanté, puis revient en arrière pour régler ses comptes avec l’homme qui a fait d’elle une « mère célibataire ».

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La nouvelle originale (du même auteur, Paul Verhoeven tirait Starship Troopers en 1997) laisse un souvenir marquant. Les Frères Spierig, également auteurs de l’adaptation, ont pris le risque de s’appesantir sur un élément contemporain, du moins un élément discuté plus librement de nos jours, qui est la transsexualité. C’est le tour de magie que nous fait la science-fiction ou le conte généralement, en abordant par un biais fantasque un sujet qu’aucun geek ne serait capable d’affronter face-à-face. A part les spectateurs de Tomboy de Céline Sciamma, les militants LGBT et quelques citoyens conscients, quel genre de public adhérerait à une histoire explorant cette notion de genre (sexuel), source d’hystérie collective ? Le temps que dure le récit de la « mère célibataire », nous sommes amenés à épouser les émotions de Jane contrainte par la nature et la médecine à devenir un homme. Hélas, les Spierig s’attardent sur les mésaventures professionnelles quoique dystopiques, de l’héroïne confrontée au machisme de son temps. Machisme qui est en fait la première « théorie du genre » puisqu’elle enferme hommes et femmes dans des rôles prédéterminés, pour ne pas dire prédestinés. Il y a, dans cette hésitation narrative désarticulante qui dure une bonne heure et sert notamment à installer l’idée d’une « patrouille du temps » (concept cher à Poul Anderson, autre écrivain de science-fiction sous-évalué par le cinéma), de quoi faire un mille-feuilles alors que la nouvelle tient en quelques pages web. Dans le recueil où on l’a trouvée, cité par Wikipedia, Jacques Goimard écrit : « le meurtre symbolique du père est sans doute, comme l’a montré Freud, une étape nécessaire au développement de l’individu… sauf s’il y a mieux à faire. Et il n’est pas impossible que le héros de cette histoire soit vraiment dans son droit quand il traite tous les autres de zombies ». Le texte de Heinlein s’achève, comme le film, sur l’immense solitude de son protagoniste, une fois que celui-celle-ci a bouclé les boucles temporelles, et qui devient par la puissance de la littérature et du cinéma, notre solitude : « Tu me manques terriblement ».

Predestination de Michael et Peter Spierig, d’après Robert A. Heinlein. Interprétation : Ethan Hawke, Sarah Snook, Noah Taylor. Photographie : Ben Nott. Musique : Peter Spierig. Australie, 2014. Sortie française : disponible.


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