Palme d’or du 67e festival de Cannes, Winter Sleep est un « how-to », un manuel de bonne conduite pour tout cinéaste prétendant à la récompense suprême.
Aydin, comédien à la retraite, sa jeune épouse Nihal, et sa sœur Necla, se sont retirés des clameurs d’Istanbul pour vivre dans l’hôtel familial, station troglodyte au milieu de la steppe, assaillie par le rude hiver anatolien. Au lieu d’hiberner, les rancoeurs se réveillent et les personnages se crachent leurs quatre vérités au visage de l’un et l’autre. Aydin est le patriarche, l’héritier du trône paternel, presque assez vieux pour que Nihal ait l’air de sa fille plutôt que de sa femme. Ce pygmalion-barbon règne un peu sur toutes les femmes et tous les hommes du coin, voire sur tous les êtres vivants. Propriétaire, il doit gérer les loyers impayés d’une famille démunie. Intellectuel, il dicte sa loi morale en même temps qu’il écrit des articles pour une revue confidentielle sur les arts et la société turque. Cet édifice presque parfait commence à craquer sous l’effet du gel. Un gel que finit par nous faire ressentir la langueur du film.
Trois heures et seize minutes : c’est le temps qu’il faut à Nuri Bilge Ceylan pour nouer et dénouer ou laisser tels quels les fils de son intrigue. Il en résulte un film pesant mais pénétrant, parfois ennuyeux mais dépaysant. Le réalisateur nous enferme dans un huis-clos dont il nous extraie que par séquences rares comme la capture d’un étalon, ou une scène de chasse troublantes. De trop longs dialogues trop écrits plombent littérairement et littéralement le film qui devient alors une épreuve physique pour le spectateur. Le cinéma c’est avant tout l’art du mouvement, le reste, c’est du théâtre. Alors d’accord, on saisit quelques références au passage, et le cinéaste ne s’est pas privé de les citer à Cannes. S’il y a quelque chose de russe dans le maintien des personnages, c’est parce qu’ils s’inspirent de Tchekov. De Bergman aussi et son Intérieurs. L’on peut aussi, si l’on veut, déceler une critique inavouable de la société turque actuelle où les femmes sont infantilisées, émancipées mais encore sous la domination d’un patriarcat qui dernièrement leur a demandé de ne pas rire en public, par dignité. On ne rit pas beaucoup dans Winter Sleep, on sourit souvent.
Mais on s’étonne de certaines choses. Les touristes de passage dans l’hôtel du vieil acteur apportent un vent de réalisme dans ces intérieurs chaleureux mais étouffants. L’un est équipé d’une tablette dernier cri, connectée à internet. Aydin écrit ses articles avec un Macbook Air flambant neuf, tandis que sa fille sa femme se sert, pour marquer son rang inférieur, d’un PC portable de marque bien identifiée à l’image. Placement de produit ou caractérisation lourde ? Cette irruption de la technologie la plus pointue au milieu de nulle part est troublante, mais moins encore que le visage de la comédienne jouant la soeur, un visage passé par la chirurgie esthétique. Ceylan s’attarde sur son trio de hors-castes dans d’interminables débats sur le bien et le mal, sans doute parce qu’il est incapable de nous montrer le drame qui agite la famille de déshérités qui peine à payer son loyer. Celle-ci aura été, le temps du film visitée par les huissiers, battue, humiliée, emprisonnée et encore plus appauvrie.
Ceylan nous sert une morale finalement assez creuse. En voulant mettre en lumière les contradictions de ses personnages, il crée une dangereuse mise en abîme dans laquelle il se perd. Car ce n’est que dans le cinéma bourgeois, c’est à dire dans le cinéma, qu’on voit les pauvres briller plus que les riches. Quand un riche a tout perdu, dit un proverbe asiatique, il lui reste l’argent. Quand un pauvre a tout perdu, il lui reste sa dignité. Ce proverbe n’existe pas, mais c’est l’idée qu’illustre Winter Sleep, le point culminant de cette démonstration étant atteint dans une scène que les spectateurs les plus pauvres (s’ils ont les moyens financiers et la patience pour voir le film) n’oublieront pas de si tôt.
Nous sommes donc en présence de l’archétype parfait de la Palme d’Or. Un archétype ? Désolé Madame la Présidente Campion, le bon mot c’est « cliché ». Film euro-asiatique, presque russe, sur la pauvreté, sur la richesse, de longs plans, des paysages déserts, et puis par dessus tout ça une sonate de Schubert en sorte d’écrin européen (au fait, quand est-ce qu’on prend les Turcs dans l’Europe ?). Cela serait presque oublier la performance de l’ensemble des acteurs, en particulier les comédiens interprétant les pauvres, excellente composition autour du thème de la dignité… Ils ont la pudeur de ne pas souff-rire en public comme on leur a demandé.
Alors on ne te croit pas, Jane Campion, quand tu dis que Winter Sleep t’a enthousiasmé. Aucun être humain ne peut sortir enthousiasmé d’un film dramatique de trois heures seize minutes. C’est biologiquement et psychologiquement impossible. Ce qui est beaucoup plus plausible c’est que Winter Sleep ait tendu comme un miroir à ce jury cannois de 2014. La présidente du jury aurait déclaré que c’est le film qu’elle aurait aimé osé faire. Pour tous les autres Winter Sleep est le symbole de la rupture éternelle et internationale entre les élites culturelles et ce public qu’on dit populaire.
Winter Sleep, de Nuri Bilge Ceylan et Ebru Ceylan, avec Haluk Bilginer, Demet Akbag, Melisa Sözen. Photographie : Gölkhan Tyriaki. Turquie-Allemagne-France, 2014.