Les 100 vies d’Anthony Hopkins
On 30 octobre 2012 by rachidouadahTout un pan de la filmographie d’Anthony Hopkins restera longtemps inaccessible au spectateur français moyen par défaut de distribution. Il s’agit des films, téléfilms et séries qu’il a tourné à partir de 1965, et au moins jusqu’en 1980. Cette année là, Hopkins a déjà 43 ans, et avec une barbe et des cheveux encore noirs, il joue un chirurgien esthétique humaniste dans un film cohérent de David Lynch. C’est Elephant Man. Mais c’est encore plus tard, en 1991, que Le silence des agneaux de Jonathan Demme imprime sur la rétine et l’esprit du grand public le visage du comédien gallois sous le masque de « Hannibal le cannibale ». Devenu bankable pour de bon, alors qu’il n’est plus une midinette depuis longtemps, l’industrie lui trace une voie royale qui lui permet, mais l’oblige, aussi, à incarner des personnages toujours plus emblématiques. Le prochain s’appelle Alfred Hitchcock. Avant d’entrer dans le goitre du metteur-en-scène de Psychose, Hopkins a été trois fois réalisateur lui-même. Et c’est Slipstream, son dernier essai en date de l’année 2007, qui est le plus déconcertant.
Troubles bipolaires et rêve éveillé. Ce sont deux expressions qui reviennent plusieurs fois dans Slipstream, deux pistes qui expliqueraient l’irrationalité dominant le récit d’Hopkins. Il y interprète le rôle d’un scénariste d’un certain âge, le sien, qu’on dirait en prise avec une série d’hallucinations, peut-être des signes avant-coureurs de la démence sénile. Un autre personnage nous donne une piste dans le corps d’un monologue déguisé en dialogue : le « slipstream », c’est le flux de toutes les vies antérieures vécues par un individu. Hopkins nous demande alors de le suivre dans un délire narratif et visuel où la fiction et le réel se mêlent inextricablement. La mise en abyme vertigineuse va laisser beaucoup de spectateurs… spectateurs de l’action sans jamais pouvoir épouser les sentiments des protagonistes. Christian Slater, par exemple, joue un gangster fou aux motivations floues. A peine on a le temps de le trouver inquiétant que le voilà pris d’un malaise. Tout autour de lui s’écroule : ce n’était que du cinéma. Les assistants viennent à sa rescousse, le tournage s’interrompt et fait l’objet d’un reportage télé. Le film dans le film, dans la télé… John Turturro apparaît alors et se livre à un numéro de producteur hystérique. Sur une autoroute, un automobiliste en abat un autre sans raison en hurlant : « on a perdu l’intrigue !« .
Cousinage lynchien
Dans ce maëlstrom d’idées, de personnages et d’images, on peine à se rattacher à quelque chose ou s’attacher à quelqu’un. Car en plus, le réalisateur joue avec la technique comme s’il venait de découvrir le numérique – et c’est réellement le cas puisqu’il le fait dire avec moquerie par un acteur équipé d’un camescope amateur avec lequel « on peut tout faire« . Et Hopkins fait tout ce qui lui est permis par le montage dit virtuel : il change de rythme, change les couleurs, de support (alternant pellicule et vidéo) et retourne même l’image dans le sens vertical, comme un gosse qui s’amuserait avec Photoshop. Et puis on finit par trouver quelque chose, quelqu’un à qui s’attacher : Anthony Hopkins lui-même. Hopkins a mis tout ce qu’il avait dans Slipstream, puisqu’il l’a écrit, mis en scène, joué et il en a même composé la musique. Si dans les interviews il tente de nous persuader que son film est une satire des mœurs hollywoodiennes, il n’empêche que c’est aussi un hommage ultra-nostalgique au cinéma des années 40 et 50. Hopkins, en scénariste vieillissant, est accompagné d’une jeune femme qui finit par atteindre son âge au terme du film. Dans une scène, il prend en stop l’acteur Kevin McCarthy. McCarthy, décédé à 96 ans en 2010, est célèbre pour son rôle dans L’invasion des profanateurs de sépultures, une métaphore de la peur du communisme primaire rampant, mais aussi de son corollaire américain, le maccarthysme et sa chasse aux sorcières. Bref, L’invasion… dénonçait les pensées uniques. Et voilà Hopkins devisant avec cette voix et ce phrasé si particuliers, les siens, sur les souvenirs qui lui restent de la projection du film de Don Siegel en 1956. Deux générations de comédiens réunis dans une même scène pour un dialogue surréaliste et presque émouvant, évoquant leurs vies d’acteurs et de spectateurs antérieures. Le slipstream c’est le cinéma. Et le cinéma c’est la vie.
Mais Slipstream reste trop confusant pour le quidam moyen, et pas que. Son cousinage évident avec les films de David Lynch échappe à la plupart des spectateurs et est réfuté par les cinéphiles. Sauf Roger Ebert, star de la critique nord-américaine, qui n’a pas hésité à prendre sa défense avec une certaine élégance : « C’est à un homme de 69 ans qu’il revient de signer le film le plus expérimental de l’année » explique-t-il dans une de ses dernières critiques. Un film qui laisse des impressions plutôt qu’il ne donne des réponses, car comme le dit Hopkins « la nature du temps et de la conscience sont insaisissables » (voir l’interview réalisée par Filmcatcher). A cela, il faudrait ajouter que le long-métrage échoue au moment précis où son auteur lui donne du sens, dans la dernière scène. La caboche d’Anthony Hopkins a déjà hébergé une centaine de personnalités différentes dont celles d’Hannibal Lecter, Abraham Van Helsing, Picasso, Nixon, Othello et Hitler. Alors quand il referme les portes entrouvertes de son slipstream, on regrette qu’il n’ait pas emporté avec lui le trousseau de clés.
Slipstream, écrit, réalisé et interprété par Anthony Hopkins, avec Lana Antonova, Jeffrey Tambor, Michael Clark Duncan, Fionnula Flanagan. Etats-Unis, 2007.