Le « Visage Spielberg »
On 7 avril 2012 by rachidouadahIl y a un motif visuel récurrent chez Spielberg comme une signature. C’est le « Visage Spielberg », et Kevin B. Lee nous l’explique dans un brillant essai vidéo retranscrit en français pour la première fois.
Si une image devait définir le cinéma de Steven Spielberg, c’est le Visage Spielberg. Des yeux grands ouverts exprimant l’émerveillement dans un moment d’éternité. Une sorte de retour à l’enfance, celle des personnages et celle du spectateur, comme si la soumission à l’objet regardé était le reflet de la nôtre.
Ce visage nous dit qu’une chose d’extraordinaire est en train de se produire. Il nous dit aussi ce que nous sommes censés ressentir. Spielberg est passé maître dans l’art de manipuler le public, et c’est là sa signature. Impossible d’évoquer les moments les plus forts et iconiques de ses films sans évoquer le « Visage Spielberg ».
Des visages qui réagissent à des évènements hors-champ, c’est un procédé courant, peut-être un peu plus depuis Spielberg. Certains contemporains lui rendent un hommage explicite comme Super 8 de J.J. Abrams. Pour autant, on ne peut pas dire que Spielberg soit l’inventeur du procédé. D.W. Griffith en fait déjà usage à l’aube du cinéma, puis Carl T. Dryer, John Ford, Michael Curtiz, et plus tard l’ensemble de l’industrie cinématographique.
En revanche, on peut affirmer sans aucun doute que personne ne l’a utilisé de manière aussi intensive et prolifique que Spielberg. Et cela dans bon nombre de situations et de genres, que ce soit pour créer le choc, l’horreur, raviver les traumatismes du passé ou la peur de l’avenir, ou suggérer l’humanité dans un personnage (l’esclave ou le maître de Amistad) ou dans une chose qui en serait à priori dépourvue (le robot de Intelligence Artificielle.).
Dès ses débuts, Spielberg comprend le potentiel dramatique du visage et en ponctue les moments clés de ses films. Pourtant, la plupart du temps, ces gros plans ne font que perpétuer les conventions cinématographique en vigueur, qu’importe le genre. La véritable révolution a lieu dans Rencontre du 3e type. Ce film raconte comment des êtres humains découvrent une vie extra-terrestre. En fait, il raconte surtout comment Spielberg découvre la puissance évocatrice du visage et se l’approprie au point d’en faire une habitude. Cette expression est celle d’une stupéfaction perpétuelle devant la vision de quelque chose de nouveau et merveilleux. Le film ne contient pas moins de 30 plans de type « Visages Spielberg », soit le double du reste de sa filmographie. Même un alien y a droit. On peut appeler ça une « symphonie de Visages Spielberg ». Et alors les musiciens n’auraient pu être mieux choisis : des acteurs aux visages ouverts et expressifs, ceux de Melinda Dillon, Richard Dreyfuss, et Cary Guffey, un garçon de 4 ans dont l’expression faciale équivaut à une révélation pour Spielberg. Ce visage va en inspirer beaucoup d’autres les années suivantes. Spielberg aime tellement l’expression de Guffey dans cette scène qu’il va jusqu’à l’utiliser deux fois en une minute, en y ajoutant un ingrédient déterminant : la dolly. De par sa force cinétique, le travelling avant sur chariot souligne le sentiment de révélation vécu par ceux qui portent le Visage Spielberg. Avec la dolly, le gros plan sur le visage devient la marque de fabrique de Spielberg.
Mais de film en film, à force, le public et les acteurs ont fini par s’habituer à cette expression dès qu’il s’agit de faire ressentir le merveilleux. Les ficelles spielbergiennes comment à apparaître dans les années 90. Dans Jurassic Park, elles sont utilisées à chaque fois qu’on attend du spectateur qu’il s’émerveille face aux dinosaures numériques. On dirait que, de nos jours, il est impossible d’avoir une séquence à effets spectaculaires sans un visage spielberg pour nous inciter à la stupéfaction.
Spielberg après le 11 Septembre
Le Visage Spielberg est devenu une sorte de cliché. Mais il y a un réalisateur qui a osé explorer de fond en comble le procédé et a même détourné le pouvoir immense qu’il exerce sur le public. Ce réalisateur s’appelle Steven Spielberg. Je ne parle pas du personnage involontairement comique dans Rencontres qui semble avoir abusé du Visage Spielberg. Dans ses films post-11 septembre, le Visage Spielberg c’est le trauma suscité par un monde infiniment dangereux. Dans La Guerre des Mondes, Dakota Fanning porte l’anti-Visage Spielberg : l’innocence perdue parce que témoin d’indicibles horreurs. Dans Munich, Avner Kaufman s’unit à nouveau à son épouse après des années de chasse aux terroristes. Pour la première fois, le Visage Spielberg est utilisé dans une scène de sexe, l’acte intime libérant le souvenir de tourments historiques qu’il ne parvient pas à oublier.
http://www.youtube.com/watch?v=VS5W4RxGv4s
L’usage le plus intéressant du visage est dans le film le plus décrié et incompris de Spielberg. I.A. : Intelligence Artificielle a été conspué parce que le sentimentalisme de Spielberg aurait ruiné un projet hautement cérébral de Kubrick. Le film remet en question tous les stratagèmes que Spielberg a déployé au long de sa carrière pour émouvoir le spectateur, et notamment le Visage Spielberg. Le héros est un garçon robot dont l’expression par défaut est un Visage Spielberg. Mais ce visage est artificiel, une façade mécanique crée pour la jouissance de son propriétaire. On peut dire la même chose de tous les Visages Spielberg : ils ne sont rien de plus que des images trafiquées projetées sur un écran afin de manipuler nos émotions. Sauf que cette fois, les Visages Spielberg ne sont pas humains.
A une époque où notre réalité est de plus en plus reproduite, médiatisée, et remplacée par le digital, I.A. pose une question visionnaire : que nous restera-t-il d’humain dans le futur ? Des milliers d’années après nous, il ne reste de l’humanité qu’un garçon robot figé dans une expression mécanique du merveilleux, un Visage Spielberg congelé. Peut-être est-ce le testament vaniteux de Spielberg, imaginer que sa signature visuelle marque la fin de l’espèce humaine. Mais c’est aussi cette vanité qui donne la vie aux films. Que sont les films sinon les traces de nos rêves qui persistent longtemps après que les rêveurs soient partis ? Ici, le Visage Spielberg est le masque mortuaire de l’humanité qui permet de nous projeter en avant, les yeux grands ouverts, perpétuellement émerveillés par ce qu’il y a au-delà. Au regard de tout cela, le Visage Spielberg, c’est le nôtre.
Ecrit, produit et monté par Kevin B. Lee, d’après Matt Patches. Traduction : Rachid Ouadah, avec l’aimable autorisation de l’auteur.