Le temps du maître
On 23 septembre 2012 by rachidouadahQuand un film ne respecte pas les règles des genres, il est marginalisé, on dit parfois qu’il est « indépendant ». Il en va ainsi de Suspension, fable sur l’excès de pouvoir, mi-fantastique, mi-dramatique, mise à l’index par manque de stars et de promotion.
Le pitch rappelle un célèbre épisode de la Quatrième Dimension : un gars lambda se retrouve affublé du pouvoir d’arrêter le temps par le biais d’un objet obsolète, en l’occurrence, ici, un camescope VHS. Mais point de comédie ni de morale à la Rod Serling dans Suspension, car en « gagnant » ce pouvoir dans un accident de la route, Daniel (Scott Cordes) perd son épouse et son fils. Et alors qu’il obtient la capacité suprême de figer l’univers entier, il va essayer de réparer sa vie, et celle de la femme qui lui a tout enlevé, Sarah (Annie Tedesco), elle-même dévastée par la culpabilité et la perte. Le malheur c’est simple comme un coup de fil au volant. Et par là même, il va la figer elle aussi. Jusqu’à en faire une poupée, une statue dont il va tomber amoureux. Le type sympa et hébété du début va se transformer en un dangereux – mais doux et attentionné – psychopathe. « Lorsqu’une personne a assez de pouvoir pour transformer l’autre en objet, alors l’abus est inévitable » nous explique Aris Belvin, scénariste et producteur. A peine âgés de 26 ans à l’époque des faits, le trio responsable de l’écriture, de la production et de la réalisation surprend par sa maturité et la profondeur de ses arguments filmiques et philosophiques. « Suspension traite du pouvoir qui déshumanise et des terribles conséquences de l’abus de pouvoir ». Au moment où nous interviewons l’équipe, le monde bruisse de « l’Affaire DSK« , qui n’était pas alors un cas clinique, pas encore un projet de film, mais un abus de pouvoir ulcérant. Hermétiques à nos provocations, les jeunes gens répondent, sur le ton de moines bouddhistes, qu’ils sont bien trop occupés pour s’y intéresser. Mais d’y voir tout de même le cas d’un « homme qui perd tout contact avec la réalité ». L’analogie n’est pas déplacée. Daniel, leur anti-héros, contrôle le temps, Dominique, l’ex-héros de la France socialiste contrôlait l’argent. La comparaison s’arrête là. Dans Suspension, il y a une forme d’amour qui entre en jeu, un amour possessif et jaloux. Après tout, le personnage masculin réalise malgré lui son véritable projet : détruire la femme-objet qui a détruit sa vie. Posséder jusqu’à détruire, une certaine idée de l’amour, en effet, plutôt assez répandue de tous les côtés de l’Atlantique, du Pacifique, de la Méditerranée, etc.
Le prix de l’indépendance
Suspension étonne donc par sa finesse. Pourtant, ce film est marginalisé, de par l’absence d’un réseau de distribution adéquat. L’internet interlope où nous l’avons trouvé quelques années plus tôt aurait du fournir une solution. « Pas de star, pas de budget marketing » explique le producteur. Mais ce qui le rend invendable au sein même du marché américain, c’est le mélange des genres. « Trop dramatique pour le fan de SF, trop SF pour l’amateur de drames », il échoue à trouver son public. Suspension aura connu une seule projection française au regretté Festival du Film d’Avignon en 2008. Peut-être l’avez-vous vu à la télévision russe, lors d’un séjour aux States, ou dans un festival canadien ? Malgré ses qualités, il connaît le sort classique de la plupart des vrais films indépendants à petit budget. S’il arrive à se le procurer, le public français ne pourra sans doute même pas le visionner du fait du zonage des lecteurs de disques qu’on doit à cette même industrie qui combat le piratage et nous fait des leçons de morale. Reste une ultime solution, qui n’en est pas une car elle est interdite par la loi. Le réalisateur, Ethan Shaftel : « le téléchargement illégal est une solution populaire dans les pays où le film n’est pas disponible. A ce stade, que les gens se le procurent comme ils peuvent ! ». C’est l’autre prix de l’indépendance, qui selon le point de vue, peut être vécu comme une consécration.
Suspension, de Ethan Shaftel, Alec Joler et Aris Blevins, avec Scott Cordes, Annie Tedesco. Etats-Unis, 2008.
http://www.suspensionmovie.com/
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