Norman Spinrad : « L’islam et la politique au Moyen-Orient sont deux choses distinctes »
On 22 novembre 2018 by rachidouadahNorman Spinrad, auteur de Jack Barron et l’éternité et de Rêve de fer parmi tant d’autres, nous a fait l’honneur de nous recevoir chez lui. Une chance unique d’engager la conversation sur Oussama, son trentième roman, une histoire d’attentats parisiens.
Nous avons croisé Norman Spinrad et il nous a croisé en retour. La première fois c’était sur l’écran d’un tube cathodique, dans l’émission avant-gardiste L’Oeil du Cyclone, circa 1992. Quelques années plus tard, en 2018, nous le rencontrons IRL, dans la vraie vie. Avec sa compagne Dona Sadock, il nous reçoit dans son appartement parisien. Dans notre imaginaire post-ado, Spinrad était un écrivain américain réfugié en France (il a fui le rigorisme de l’ère Reagan), isolé dans une sorte de “haut-château” parisien pour continuer à écrire une science-fiction “nouvelle vague” telle qu’on l’appelait dans les années 70. Nous avions tant à demander à M. Spinrad que nous avons dû réduire la voilure à quelques questions et nous concentrer sur le sujet de son trentième roman, Oussama, l’épopée meurtrière et mystique d’un jeune djihadiste. Parce que sa lecture récente a été un pénible rappel des attentats terroristes de 2015, et parce que l’ouvrage, paru en 2010, est un intéressant exercice de prescience comme seule l’anticipation (la science-fiction pour adultes) peut offrir. Contemporain et ami de Philip K. Dick, Spinrad a marqué la culture geek de manière plus subtile que l’inspirateur de Total Recall et Blade Runner. Parce que le contenu contre-culturel et provocateur d’oeuvres comme Rêve de Fer, Jack Barron et l’éternité, et surtout Oussama, ne peut pas se dissoudre facilement dans des adaptations audiovisuelles ou en jeu vidéo.
mXm : via YouTube, les gens sont devenus un média. C’est une révolution, selon vous ?
Norman Spinrad : ça l’a été. Mais Google a tout détruit en rachetant YouTube. C’est de plus en plus de la publicité et du contenu taillé pour la publicité. C’est devenu une chaîne de télévision comme une autre parce que c’est un gros business maintenant. Au début, c’était comme internet en général, un truc spécial pour que les gens puissent partager et diffuser des choses en privé. C’est devenu une télévision interactive. Et maintenant, on voit ce qui se passe en politique, avec les Russes, Macron qui vient de nulle part et accède à la présidence. Tous utilisent le web, les médias sociaux, qui étaient à l’origine des moyens de communication privés et sont devenus public. Aujourd’hui, la situation est entièrement différente.
Internet c’était un projet, l’enfant illégitime de l’armée américaine et de chercheurs et étudiants idéalistes. Est-ce que le projet est parti de travers ?
Au début, c’était une technologie, qui n’a pas changé. C’est la manière de l’utiliser qui a changé. C’est très puissant politiquement. Ça a élu Donad Trump, ça a aidé à élire Macron. Ça a aidé à détruire les partis politiques traditionnels pour les remplacer par une politique du privé. C’est pour cela que nous avons Macron et Trump. Nous n’avons pas vraiment besoin des partis politiques, ils sont en train de mourir. Ça a fait des choses à la musique aussi, beaucoup de mal. C’est devenu plus difficile pour un musicien de vivre de son art comme avant. Et il y a cinq entreprises de musique qui dominent le monde entier. Voilà ce que ça a fait à la musique. Amazon a fait la même chose aux livres. Donc c’est devenu une sorte de télévision, commerciale. Et puis vous avez les médias sociaux qui peuvent être utilisée d’une manière ou d’une autre, et sont utilisées d’une autre manière. On ne peut pas croire ce qu’on y voit car tout le monde ment ou y met sa propre propagande. Pas trop ici en France, mais aux Etats-Unis ça a fait du mal au journalisme professionnel, aux journaux, et même à la télévision. Et au journalisme professionnel objectif, le genre qui demande d’étudier en école ou en université pour apprendre les règles éthiques du métier. Tout cela s’est évaporé dans les médias sociaux. (…) Tout est fake news parce que ce n’est pas vraiment de l’information. Les journaux papiers et télé à l’ancienne se voulaient objectifs, ce n’est pas le cas du journalisme de médias sociaux qui n’exprime que des opinions. (…) La frontière entre opinion et journalisme se dissous dans les démocraties. Ce qui est une caractéristique des dictatures comme l’Union Soviétique et l’Allemagne nazie. C’est comme ça maintenant aux Etat-Unis. Ce n’est pas aussi grave en Angleterre, et en France. Cet état d’esprit gagne l’Amérique du Nord et d’autres pays. Vous ne savez pas à qui faire confiance, à quelle source d’informations vous fier. Tout est fake news parce que ce n’est pas de l’information objective. ça ne rapporte pas les faits tels qu’ils se produisent mais une vision des faits. Vous ne pouvez pas faire la distinction. C’est très dangereux.
“Tout est fake news parce que l’info n’est pas réellement de l’info”
Si nous nous étions parlés vingt ans plus tôt, je vous aurais posé cette question classique maintenant pour tout écrivain de science-fiction : l’un d’entre vous a-t-il prédit l’internet, ou plutôt je devrais dire aujourd’hui “les médias sociaux” ?
C’est une question difficile. J’ai écrit à propos d’internet dans mon roman A world between, au sujet d’une démocracie électronique, du vote par internet. Je ne l’avais pas appelé “internet”. C’était avant que les militaires l’inventent, dans les années soixante-dix. Dans ce livre, tout le truc y était.
Paul Valery, qui n’était pas un écrivain de science-fiction, décrit une sorte de réseau électrique qui permettrait aux gens dans le monde entier de partager des images, des sons, des films… C’est dans son essai La conquête de l’ubiquité (1928).
Oui. J’ai écris un truc qui s’appelle Les avaleurs de vide, ça se passe dans un futur lointain. Encore une fois, c’était internet avec de la réalité virtuelle. Combien de milliers de romans, et peut-être des millions de nouvelles ont été publiées ? Probablement, tout a été prédit. Et beaucoup de ce qui a été prédit ne s’est pas réalisé. Bill Gibson, Le Neuromancien, a inventé le cyberespace d’une certaine manière. Il m’a dit qu’il préférait travailler sur une machine à écrire mécanique. Il ne connaissait rien aux ordinateurs ! Il s’est rattrapé depuis.
Dans une interview Gibson dit que, en tant que jeune auteur du début des années 80, il avait besoin de proclamer un nouveau territoire d’exploration qui ne pouvait pas être l’espace extraterrestre qui appartenait à l’ancienne génération via le genre space opera. En regardant les gamins de l’époque absorbés par ces nouveaux jouets, il a décidé que son espace à lui se trouverait à l’intérieur de ces ordinateurs, le cyberespace.
Sauf qu’il ne savait rien des ordinateurs. Il n’avait pas besoin de savoir. Si j’écris une histoire à propos d’une voiture, je n’ai pas besoin de savoir comment démonter et remonter une automobile. Il se trouve que je sais le faire, mais je n’en ai pas besoin… J’ai écrit Jack Barron avant ça, aussi. Et à nouveau, c’était de la télévision, mais interactive. On m’a dit : “vous avez inventé le smartphone”. C’est faux. On en parlé plein de fois dans plein de récits, même dans Star Trek. Ca peut arriver à différents auteurs, à différentes époques, de différentes manières. En tout cas c’était avant l’internet. C’était de la télévision transformée en média à deux voies à travers les microphones, les écrans et les smartphones.
A propos de “démonter et remonter une voiture”, je viens de lire Oussama et je l’ai trouvé dégoûtant, je veux dire au moins autant que Rêve de fer. C’est un portrait assez précis de ce qu’on appellerait un français maghrébin. Comment savez-vous comment ce genre de “voitures” marche ? Car je vous ai toujours vu comme un auteur, un américain, isolé dans une sorte de haut-château, comme ce quartier parisien où nous sommes, loin de la réalité quotidienne des banlieues.
Deux choses. Oussama n’est pas un français arabe. Il vient du Califat. Tout comme l’autre protagoniste qui est un espion sophistiqué. Mais ces personnages sont aussi des arabes français. J’ai vécu Place Maubert il y a longtemps. Il y avait ces gens, des “kabyles”, ils n’aiment pas être appelés “arabes”. Des algériens. Des gars du coin. On est devenu amis et ils m’ont même aidé à déménager. Alors oui j’ai connu des arabes français. Et je ne sais pas quelle influence ça a eu sur le livre. Il y a aussi ce moment où nous étions près du cimetière Montmartre, nous avions vue sur la banlieue pendant les émeutes de 2005. Nous étions proche des événements. Il y a une scène dans le roman qui se déroule dans un immeuble comme celui dans lequel nous étions. J’ai de l’expérience dans ce sujet. Mais vous pouvez aussi vous documenter. Je ne suis jamais allé à la Mecque, et je ne pourrais pas même si je voulais. Mais j’ai lu pas mal de bon livres. Et aussi, grâce à internet, vous pouvez vous procurer des images et des vidéos sur tous les sujets. (…) En tout cas, j’ai eu des contacts avec des kabyles, mais du point de vue d’un français ce sont des arabes ! Même s’ils ne se considèrent pas arabes. Mais il n’aiment pas s’appeler “barbares” [en français] or “berbères”. Des barbares ! Ils ne veulent pas être appelé barbares. Ils représentent une minorité en Algérie. Mais je ne suis pas familier de ce sujet.
Bien sûr, c’était une question faussement naïve. Tous les écrivains se documentent sur leur sujet. Mais j’ai été troublé par le portrait de cet “Oussama”. (…) Comment vous avez réagi le 13 novembre 2015, le soir des attaques sur Paris et le Bataclan ?
On n’a pas réagi. Si, la première fois on vivait à New York à ce moment là, c’était pendant “Charlie”. J’ai posté quelque chose sur Facebook, pas sur YouTube. (…) J’en parle dans Oussama. Ma première réaction ça a a été de dire que les arabes, quelque soit le nom que vous leur donnez, devaient organiser une grande marche pour dire “on est Charlie aussi”. Ils ont fait un petit truc, mais ça n’a pas pris. L’autre [attentat], on était sortis jouer à la pétanque. Les autorités demandaient à la population de rester à la maison et de n’aller nulle part. Je voulais jouer à la pétanque alors je me suis dit : “Je les emmerde, je ne vais pas me laisser intimider”. Alors on est allé jouer à la pétanque avec des amis qui étaient français et arabes. C’était ma réaction personnelle à ce genre de choses. Récemment on a vu des escouades des soldats, par quatre, patrouiller dans le quartier. On était content de les voir, de les saluer, de leur parler. Dona, ma compagne, ne partage pas mon point de vue. Elle a gardé une dent contre les musulmans. Sauf que maintenant, elle a deux amis musulmans, et c’est plus compliqué que ça. On ne connaît pas les gens alors on réagit par généralités. La distinction entre islam, le Moyen-Orient et la culture arabe : ce n’est pas ça du tout en Indonésie et dans d’autres pays. Le djihadisme, les exemples extrêmes de charia ont plus un rapport avec la politique au Moyen-Orient, les pouvoirs en place, qu’ils n’en ont avec l’islam à vrai dire. Un des éléments importants pour moi dans Oussama c’était le hadj, le pèlerinage. Il y a très longtemps, je travaillais sur une biographie de Malcom X pour une agence littéraire à New York. Je me souviens qui était Malcom X, un musulman noir américain… C’était des musulmans américains en quelque sorte, c’est comme ça qu’ils se considéraient. Et ils étaient très racistes, anti-blancs. Malcom X était le numéro deux de l’organisation, il était très agressif envers les blancs, “nique les blancos” et ce genre de trucs. Il fait le pèlerinage, en revient et dit : “je me suis trompé, ce n’est pas le vrai islam”. C’est alors qu’ils l’ont tué. Donc, bien avant tout ça j’avais de la connaissance et de l’intérêt pour ce sujet, ce que le hadj fait aux gens. Je crois que la fraternité de l’Oumma vécue pendant le pèlerinage est la vraie came. Je ne le ferai pas, vraisemblablement, même si je le voulais. C’est très compliqué : d’un côté l’Oumma prône la fraternité, mais combat le reste du monde. Leur idéologie transcende la race, mais n’arrive pas à dépasser les différences religieuses. (…)
“Qu’ils aillent se faire voir ! Je veux jouer à la pétanque”
Pendant les émeutes en 2005, vous avez dit dans une interview que, de la communauté arabe de France pourrait émerger “l’espoir”. Dix ans plus tard, nous avons eu Charlie Hebdo, le Bataclan, etc. Ce terrorisme qui est difficile de séparer des arabes et de l’islam. Vous avez encore de l’espoir pour cette communauté ? Mes questions pourraient sembler racistes selon les standards français mais je m’en bats les steaks.
C’est une question très difficile car nous avons des amis arabes, des “beurs”, je crois. On peut dire qu’ils ont réussi, un bon métier, de bons amis, une bonne réputation et tout. L’une d’elle s’appelle Yasmina, mais pour le travail elle se fait appeler “Michèle”… (soupir) C’est un vrai problème et ça fait partie d’Oussama. Les gens ici se considèrent français musulmans ou musulmans français. Si vous êtes français musulman, vous êtes culturellement français mais musulman. Vous pouvez aller à la mosquée et ce genre de choses. Puis Sarkozy a voulu financer les mosquées pour que les gamins français soient éduqués dans un islam différent de celui des djihadistes. (…) Ce qui s’est passé avec les djihadistes n’est pas bon pour les beurs en France de toute évidence. C’est pour cela que j’ai dit que les beurs et leurs imams auraient du faire du bruit autour “nous sommes aussi Charlie”. C’était important et c’était la bonne chose à faire. On était à Barcelone quand c’est arrivé. Il y a eu de grandes marches là-bas. Des musulmans ont marché avec des slogans similaires. “Ils ne nous représentent pas”. L’idéal français exige que pour devenir français, il faut accepter la culture française, sinon vous n’avez rien à faire ici. Le melting pot américain c’est une toute autre idéologie (…).
Le monde entier est en crise, nous n’aurions pas Trump à la tête des Etats-Unis autrement. Est-ce qu’on peut dire que le terrorisme est la manière dont s’exprime cette crise dans le monde musulman ? Je n’ai pas dit “le monde arabe” car les arabes représentent une toute petite part des musulmans comparés aux indonésiens.
Idéologiquement, l’islam et la démocratie s’opposent profondément. La démocratie stipule que la légitimité d’un gouvernement vient du consentement du peuple tel qu’exprimé par le vote. L’islam traditionnel dit que la légitimité d’un gouvernement vient du Coran, et que les êtres humains n’ont pas le droit de changer ces règles car c’est la parole d’Allah. Vous pouvez avoir un pays démocratique dont les citoyens sont en majorité musulmans mais pas une république islamique. L’iran est une fausse république. Le dernier mot revient à Khamenei, pas au président ni à un quelconque élu. Ce n’est pas une dictature, mais la notion de légitimité diffère totalement entre un gouvernement islamique et un gouvernement démocratique. Donc ils pensent que la démocratie est démoniaque car elle implique que la parole de l’être humain dépasse celle d’Allah. De l’autre côté, la démocratie dit que l’islam est mauvais parce qu’il ne permet pas au peuple de décider. Il n’y a pas de juste milieu entre un Etat théocratique musulman et une démocratie électorale. C’est le coeur du problème. Avez-vous lu Houellebecq ?
Soumission peut-être ? Non. Mais j’ai mon idée à ce sujet. Comme j’ai dit à une amie musulman, être musulman c’est comme avoir un policier en permanence dans la tête. Elle l’a mal pris.
Avez-vous lu 2084 de Boualem Sansal ?
Il est sur ma playlist. J’ai trop peur de le lire.
Vous avez raison. C’est un livre très effrayant.
Comme Sansal, je suis aussi algérien. La guerre civile des années 90 a tué environ 200 000 personnes. Mais il semble que nous n’ayons tiré aucune leçon. Est-ce que votre éditeur ou son avocat ont émis des réserves quand ils ont lu la fin d’Oussama – que je ne dévoilerai pas ?
Je n’ai pas pu vendre le livre aux Etats-Unis. C’est Fayard qui l’a publié en France le premier. J’ai eu beaucoup de lettres de rejet des éditeurs américains. Elles disaient : “aucun éditeur américain n’osera y toucher”. C’était vrai. Aucun grand éditeur ne l’a publié. Une petite presse s’en est emparé.
J’ai lu Oussama après plusieurs de vos livres précédents. A la fin de l’histoire je me suis dit “ce mec (l’écrivain) doit être fou, il ne craint pas pour sa vie”. Avez-vous ressenti de la peur pendant l’écriture, à cause, et ce sont mes mots, du manque de tolérance de la communauté musulmane ?
C’est compliqué parce que voilà un gamin [Oussama] qui a grandi dans un certain contexte. Il devient djihadiste presque par hasard. Il vit une expérience différente du djihad. Ce livre c’est comme la chanson des Rolling Stones, “Sympathy for the devil”. Je ne peux pas donner le nom de mon traducteur, ni même dire de quel genre il est. Le traducteur de mon livre s’est entretenu avec un sociologue musulman libéral qui a lu et aimé Oussama. Mais il lui a dit : “n’associez pas mon nom à ce truc et je vous conseille de ne pas y mettre le votre non plus”. Il a suivi son conseil. Donc, le nom du traducteur français d’Oussama est un pseudonyme. Et on m’a demandé de ne pas révéler son identité. (…) La fin d’Oussama ? Pourquoi j’ai fait ça ?
Pas “pourquoi”. J’ai trouvé que c’était très courageux de finir le roman de cette manière.
C’était réaliste, qu’on aime ou pas. (…)
“Le personnage principal de Rêve de fer n’était pas aimable, mais on peut aimer celui d’Oussama”
Est-ce que Oussama est une sorte de version arabe de Rêve de fer ?
Oui et non car le personnage de Rêve de fer n’est pas aimable du tout. Mais le héros d’Oussama l’est vraiment. C’est l’histoire d’un mec qui n’est pas un mauvais bougre. Il finit par faire le mal pour des raisons diverses, par idéologie, par ignorance, par accident. Pour moi, c’était important qu’une grande partie du livre tourne autour de ce genre de personnalité, et du hadj. Je suppose que l’idée m’est venue en partie de l’expérience de Malcom X (…). [Dans le livre] le djihadiste qui procède au pèlerinage n’est pas le même que celui qui en sort. Quelques soient les actes qu’il commet après. Il en revient avec une idée différente de l’islam, au moins, il fait la différence entre l’islam en tant que religion et les politiques au Moyen-Orient. Donc… je ne le comparerais pas à Rêve de fer. “Sympathy for the devil” : c’est dans cet état d’esprit que j’ai écrit Oussama. Je n’ai jamais essayé de rendre Hitler et les nazis sympathiques ! Voilà la différence.
Je pense que vous avez réussi à rendre Oussama aimable. C’est pour cela que je vous ai dit avoir éprouvé des sentiments ambivalents, du dégoût et de l’empathie.
Vous êtes supposé ressentir ça, des sentiments partagés. J’aurais voulu que le livre soit publié en Arabe. J’étais à une grande convention de science-fiction où j’ai rencontré un éditeur arabe. Il m’a dit “j’aimerais publier quelque chose de vous”. Alors je lui ai envoyé Oussama, Il m’a répondu : “Je ne peux pas publier ça, c’est beaucoup trop dangereux. Surtout en Arabie-Saoudite”. Je voulais vraiment voir une version arabe d’Oussama. A l’époque, l’Irak et l’Egypte étaient les deux pays les plus importants en termes d’édition dans le monde arabe, mais ce n’était pas le moment pour les irakiens. (…) Peut-être que c’est devenu plus facile en Arabie-Saoudite avec le nouveau prince (ndlr : l’entretien a été réalisé avant la disparition du journaliste Jamal Khashoggi). Cet éditeur n’était pas offensé par le livre, il avait peur (…). On m’a dit aussi que la langue arabe différait selon les pays. Du coup, c’est difficile de publier un livre en arabe qui serait universellement acceptable. Je ne parle pas de politique là, je parle de langue.
Avant de conclure notre entretien, je voudrais qu’on parle de la non-histoire entre vous et l’industrie du cinéma. J’ai tendance à vous appeler “l’écrivain de science-fiction le moins adapté”. Que s’est-il passé avec Jack Barron ?
C’est trop long à raconter ! Je ne vais pas entrer dans les détails mais Universal Pictures voulait tous les droits et pas seulement une option. Ils ont pris les droits et n’ont pas fait le film. Ils en sont encore propriétaire et ne veulent pas les céder pour des raisons financières compliquées. A l’origine, Costa-Gavras devait faire le film. (…) Beaucoup de gens ont essayé de récupérer les droits. Diane Kurys aussi.
La réalisatrice française ?
Oui. Elle voulait vraiment le faire. Depuis on est devenus bons amis grâce à tout ça ! Je ne peux pas me rappeler de tous [ceux qui voulaient réaliser le film].
Vous avez une page sur IMDB. Vous êtes crédité comme scénariste de La sirène rouge…
Et Vercingetorix.
Oui ! Par quel concours de circonstances vous avez atterri sur ce projet ?
Comment j’ai atterri sur ce projet ? Je connaissais Jacques Dorfmann et nous avions un bon ami en commun. Ils voulaient que je leur suggère un scénariste pour écrire Vercingetorix. Je savais qu’ils ne voulaient pas de moi car je n’avais pas d’expérience de scénariste long-métrage à ce moment là. Je comptais Rospo Pallenberg parmi mes amis. Il est l’auteur de La forêt d’émeraude et Excalibur. Je m’étais dit que c’était la bonne personne. Alors je leur ai amené Rospo. Ils n’ont pas aimé sa proposition. Alors ils m’ont dit “tu vas le faire !”. (…) De même, pour le truc de Dantec, La sirène rouge. J’étais ami avec Dantec, je n’avais pas lu son livre. Lors d’une fête on me présente aux producteurs de Sirène rouge. Ils avaient un scénario mais n’en étaient pas contents. Ils m’ont pris pour ce que je suis, un écrivain de langue anglaise, non pour traduire mais pour transformer le livre en scénario anglais. Pourquoi est-ce que le film est si mauvais ? C’est à cause du réalisateur qui se prenait pour un écrivain, et les merdes habituelles avec les réalisateurs. Il n’est pas mon ami. Jacques Dorfmann est toujours mon ami, malgré tout ce qui s’est passé. Donc je n’ai pas cherché après tout ça, ils sont venus vers moi. La télévision c’est une autre histoire.
Que pensez-vous de la science-fiction actuellement au cinéma et à la télévision ? Vous allez au cinéma ou vous avez un abonnement un Netflix peut-être ?
Il y a quelques bons films. Le truc de Cameron, Avatar, c’était bien. Et il y a beaucoup de ces trucs, les trucs de Marvel Comics ou qui imitent Marvel, des tonnes : c’est ce qui ce qui domine en ce moment.
Vous aimez ?
Non ! J’aime la bande-dessinée et un tas d’autres choses mais pas ça.
“Ces trucs qui imitent Marvel Comics manquent de tout : esprit, caractérisation…”
De quoi ça manque ?
Ça manque d’esprit, de moralité, de caractérisation. C’est plus facile de dire de quoi c’est fait parce que ça manque presque de tout, sauf de l’action, des effets spéciaux, des poursuites en voiture, des trucs qui explosent, des gens en costume de héros rigolos tuant des horribles méchants. Il y a toujours des exceptions. On est arrivé là parce que ces films dépendent de l’action, de la violence et des effets visuels. Les films de science-fiction étaient chers à fabriquer à une époque. Mais aujourd’hui, tout ce que vous pouvez imaginez, vous pouvez le faire. Alors le public s’attend à ça. La science-fiction est devenue une chose facile à faire. Les films de super-héros sont un genre de science-fiction. Comme Rêve de fer qui est techniquement de la science-fiction. Le public attend des effets spéciaux et des combats du bien contre le mal alors les studios se tournent vers la science-fiction, la meilleure option. J’ai écrit un épisode de Star Trek, La machine infernale. La différence entre Star Trek et Star Wars est flagrante car elle tient au titre. Star Trek : un vaisseau, un équipage composé de gens venus de partout, explore la galaxie, un “trek” (un voyage) avec une morale positive. Star Wars est ce que son titre dit ! Et les antagonistes sont pour la plupart des robots sans visage ou des humains sans visage dans des tenues de robots.
Essayons de conclure avec une question geek. Quelle “génération” de Star Trek préférez-vous ?
Le chapitre 2.
Vous voulez dire la série avec le capitaine français chauve, Jean-Luc Picard ?
Patrick Stewart. J’ai bien aimé. C’est un grand acteur. C’était pas mal ce qu’ils ont fait. Et Roddenberry était encore impliqué dedans. Après ça, ils ont essayé d’autres choses, avec d’autres gens…
Depuis que J.J. Abrams a repris les commandes, le “trek” est devenu “war” parce que c’est plus de l’action qu’autre chose.
Il y avait de l’action aussi dans la série originale mais ça avait du sens. C’est plus cynique maintenant.
“La réalité ne dépasse jamais la science-fiction”
Les films de space opera sont-ils encore pertinents en 2018 ? On en sait tellement plus aujourd’hui sur ce qu’il est possible ou impossible de faire dans l’espace. De même, Elon Musk ressemble à un personnage de science-fiction. Star Trek était une métaphore de l’exploration et de la colonisation. Quel serait l’arrière-plan culturel d’un space opera de nos jours ? Le genre fait il encore sens ?
Bien sûr ! Musk essaie d’aller sur Mars, ce qui est une bonne chose. Mais Star Trek se déroule à des millions de kilomètres plus loin ! Ils disent toujours : “la réalité finit par rattraper la science-fiction”. C’est une connerie. La réalité ne rattrape jamais la science-fiction car par définition la science-fiction se situe au-delà de ce qui existe. Avant l’homme sur la lune, il y avait des histoires à ce sujet. Depuis, la science-fiction ne s’en occupe plus. Aujourd’hui, tout a radicalement changé. Quand ils ont inventé Star Trek et Star Wars on se demandait comment découvrir un autre système solaire. Mais on sait maintenant qu’il existe des milliards et des milliards d’étoiles, qu’il y a plus de planètes que d’étoiles. La science ne dévalorise pas la science-fiction et elle ne peut pas la dépasser non plus. Tout au plus, elle peut rendre certaines histoires obsolètes ou erronées. J’ai publié Le Printemps russe juste avant l’effondrement de l’Union Soviétique ! Ce n’est plus un sujet. Mais en général, il est impossible que la réalité dépasse la science-fiction.
Je ne peux pas résister à l’envie de vous poser une dernière question à propos de l’intelligence artificielle que buzzent les grandes compagnies de technologies en ce moment. Vous en pensez quoi, ainsi que des concepts que ça charrie comme la “singularité” ?
Je pense que c’est des conneries. Le truc de la singularité c’est des conneries parce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre la différence entre intelligence et conscience. Qu’importe à quel point un algorithme est ”malin”. L’intelligence n’est pas la conscience. Avant de créer une intelligence artificielle je créerais d’abord une stupidité artificielle. Si on sait faire une stupidité artificielle peut-être qu’on peut fabriquer une intelligence consciente. Mais c’est une grosse erreur parce que ce qu’ils appellent I.A. n’est qu’un outil. Ca peut faire choses hors de notre portée. Ca peut traiter de grande quantité de données, ceci, cela. Mais ce n’est pas conscient. On ne sait même pas ce qu’est exactement la conscience, si jamais on devait le savoir un jour. Alors je ne marche pas du tout là dedans. Et s’ils veulent éduquer les jeunes à l’intelligence artificielle, c’est ce qu’ils doivent leur expliquer. Alors non, ça ne va pas remplacer la conscience humaine car ça n’en a pas. Et lui donner une conscience est peut-être impossible, et certainement improbable. (…)
Entretien réalisé par Rachid Ouadah à Paris en septembre 2018. Merci à Duncan Nilsson-Pinhas et Dona Sadock.