Le dernier film de Spielberg est encore une histoire d’amitié entre un extra-terrestre et un jeune garçon, mais transposée dans le contexte de la première sale guerre mondiale. Et avec un cheval.
Rappelez-vous ce film grotesque sorti dans les années 80 racontant l’amitié entre un extra-terrestre et un petit américain de quartier pavillonnaire. Prenez l’extra-terrestre en question, étirez-le dans le sens de la longueur, mettez-le sur ses quatre pattes, allongez-lui le museau et chaussez-le de sabots. Voilà, vous avez votre cheval de guerre. On se moque, hein, mais c’est parce que depuis la sortie de son Tintin, Steven Spielberg occupe l’espace médiatique sans discontinuer, entre les reportages, portraits, hors-séries des magazines cinéphiles et les rétrospectives qui lui sont consacrées. Même pas encore mort, son nom résonne déjà comme une légende de la culture populaire. Il serait alors de bon ton – et très parisien – de le conspuer. Mais on a beau fouiller la filmographie du réalisateur, du scénariste et du producteur, les échecs ne sont pas très nombreux. On peut chipoter sur des goûts et des couleurs, mais à part le pitoyable Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal on ne trouve pas grand chose à casser. Cheval de guerre, heureusement, marque le retour du « premier de la classe du cinéma américain » qui signe là un de ses meilleurs long-métrage.
Le « wonderboy » est un homme de 65 ans désormais, et c’est donc un film maîtrisé jusqu’au moindre grain de lumière, presque. La lumière, c’est la première chose qu’on remarque dans Cheval de guerre. Elle baigne les paysages superbes de la campagne anglaise où commence le récit, et nimbe plus qu’elle n’éclaire les visages des acteurs. Elle mérite bien cela, la crème anglaise des comédiens européens, dont Emily Watson, Peter Mullan, David Thewlis et Niels Arestrup. Transcendés par la conviction de travailler avec un génie, ils portent et donnent crédibilité à cette histoire tirée d’un roman jeunesse. Pour compléter un dispositif implacable conçu pour émouvoir, faire rire parfois, Spielberg y ajoute sa patte, quelques mouvements de caméra, presque rien à certains moments, des effets spéciaux invisibles. Et ce talent incroyable pour dire une idée ou une émotion en une seule image, sans même montrer explicitement l’action. Sans lunettes 3D, le spectateur exigeant est happé dans les deux heures trente que dure ce récit de la boucherie chevaline et humaine de 14-18, vue à travers les yeux de Joey, un sacré ongulé. Mais s’il s’avère plus exigeant encore, entendre les protagonistes français et allemands parler anglais au lieu du français et de l’allemand risque de froisser sa sensibilité, tout comme cet hallucinant coucher de soleil abusivement photoshopé (avec le filtre « mélodrame »).
Quant à l’élite des spectateurs, dont vous faites partie sans doute, elle pourrait regretter quelques envolées musicales de John Williams et, deux ou trois répliques-clefs, et ce fanion objet téléphoné qui traverse l’histoire de part en part à la recherche d’un « paiement ». Le paiement c’est le terme technique désignant la gratification émotionnelle – surprise, jubilation, tristesse – que peut ressentir le spectateur lors d’une scène qui fait sens parce qu’elle aura été préparée en amont du récit. Un des exemples les plus célèbres se trouve dans Les 39 marches : accusé à tort comme la plupart des héros d’Hitchcock, Robert Donat en cavale est accaparé par un bigot qui lui remet une bible. Plus tard, Donat échappe à la mort grâce à cette même bible qui arrête la balle de revoler qui visait son cœur. Dans Super 8 de J.J Abrams (Lost), produit et inspiré par Spielberg, un jeune garçon n’a plus qu’un collier en argent pour se rappeler sa mère. A la fin, le collier s’envole sous l’effet du magnétisme du vaisseau d’une créature outre-terrestre, l’enfant lâchant prise littéralement avec ce souvenir et mettant ainsi fin à son deuil.
Ce n’est pas seulement la guerre qui obsède Spielberg, c’est aussi le passé. Cette lumière si particulière qui noie parfois les intérieurs de Cheval de guerre, c’est la même dans La liste de Schindler, Attrape-moi si tu peux et aussi Minority Report. Depuis sa terrible évocation de la Shoah, c’est Janusz Kaminski qui assure la direction de la photographie de tous les films du maître. On peut même dater cette lumière : elle brille entre 1938 et 1972, du premier Indiana Jones à Munich. Et depuis Rencontres du 3e type, seulement quatre de ses films se déroulent à une époque contemporaine. La filmographie de Spielberg est donc quasi-entièrement tournée vers le passé. Le début du 20e siècle est idéal, parce qu’il devient un temps mythique fait de « grandes guerres » qui aident les scénaristes à révéler des grandes personnes, y compris celles qui tiennent sur quatre pattes. Le maître l’a répété en boucle durant la promotion de son film chevalin : « la guerre est ici un prétexte pour raconter une histoire pleine d’optimisme, de courage et d’espoir, celle d’un garçon prêt à tout pour retrouver le cheval qu’il aime. Et qui est finalement un cheval de paix ». La fascination de Spielberg pour la guerre traduit un désir de paix qu’il ne peut pas exprimer ouvertement par la militance politique, car des sales guerres le temps présent lui en fournit pourtant suffisamment.
L’aventure d’Eliott et son extra-terrestre prenait place dans une Amérique pacifiée, elle abordait cependant les mêmes sujets que Cheval de guerre : l’enfance, la fidélité, l’amitié, la séparation, la cruauté des adultes, l’héroïsme, et surtout la défaillance des pères (Tom Cruise dans Minority Report et La Guerre des Mondes, Dustin Hoffman – Hook, Christopher Walken – Arrête-moi si tu peux, Sam Neil – Jurassic Park, Richard Dreyfus – Rencontres du 3e type William Atherton – Sugarland Express, Peter Mullan – Cheval de guerre…). Si ce thème du père est si présent dans la filmo du wonderboy c’est parce qu’il a été très absent de sa vie. Aucun être humain ne peut échapper aux fantômes de son enfance, pas même, et surtout pas, le meilleur réalisateur du monde.
Cheval de guerre, drame de Steven Spielberg, scénario de Lee Hall, Richard Curtis et Michael Morpurgo (roman), avec Jeremy Irvine, Emily Watson, Peter Mullan, David Thewlis, Niels Arestrup, Etats-Unis, 2011.