Titane : genre fluide

Qu’il plaise ou non, voilà un film qui a marqué l’histoire du cinéma hier soir en recevant la Palme d’or au 74e festival de Cannes.

De l’aveu de la réalisatrice Julia Ducournau, le cinéma fantastique, d’horreur, ou de science-fiction, a vocation à se fondre dans la culture cinématographique “généraliste”. Or son cinéma se trouve à l’intersection du cinéma dit de “genre” (qui s’adresse au grand public) et du cinéma dit “d’auteur” (qui s’adresse à un “happy few”) – si on peut sommairement résumer deux catégories fluides et subjectives. Et Titane réalise ce projet en étant présent en compétition au 74e festival de Cannes. C’est hors de l’excitation cannoise, mais en plein dans le buzz, que nous avons vu ce second film de la réalisatrice après Grave en 2017, une histoire d’ado cannibale. Dans Titane, Alexia est danseuse sexy sur des voitures tunées, et accessoirement tueuse en série. Enfant, elle a eu un accident qui s’est soldé par l’incrustation d’une plaque en titane dans le crâne et depuis, elle est attirée par les voitures. Recherchée par la police, elle prend l’identité d’une personne disparue pendant 15 ans : Adrien, le fils d’un commandant de caserne de pompiers traumatisé par la perte de son enfant. C’est alors que ce dernier croit reconnaître en elle son propre fils. Entre les deux va naître une étrange relation, mais moins étrange que ce qu’Alexia porte dans son ventre.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, Spike Lee lui, écrit une drôle de page d’histoire du festival de Cannes, le 74e. Alors que la Palme d’or ne doit être annoncée qu’à la fin du palmarès, le président du jury lâche le titre du film récompensé dès le début : Titane. C’est une réalisatrice émue qui après monte après sur le podium et qui déclare : “mon film est imparfait”. Rarement on aura entendu une créatrice (ou un créateur) montrer autant d’humilité. Car ce Titane est composé de deux parties distinctes dont on pardonnera l’articulation un tantinet artificielle. Dans la première, on fait connaissance avec un personnage antipathique interprété par une extraordinaire Agathe Rousselle. Le spectateur est comme ça, il éprouve peu ou pas de solidarité pour les tueurs. Jusqu’au moment où il se passe quelque chose de fantastique. No spoiler. Puis dans sa fuite, notre anti-héroïne accomplit une transformation spectaculaire et dans l’air du temps : elle devient un homme. Mais pas chirurgicalement. Elle doit cacher sa féminité. Celle-ci finira par exploser dans une scène qui convoque autant l’imagerie gay que la fluidité de genre. Pour faire écho à l’interprétation d’Agathe Rousselle, il y a un Vincent Lindon très présent, dont le corps est également remodelé pour apparaître difforme et en contraste avec les corps jeunes et vigoureux des autres pompiers.

Titane ne peut pas laisser le spectateur de marbre. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, on n’y voit pas le sang couler. La réalisatrice a préféré choisir d’autres liquides, certains corporels, d’autres d’origine non humaine. Comme son personnage, le film de Ducourau est transgenre. Le “premier” père d’Alexia est joué par le réalisateur Bertrand Bonello, un “auteur”, tandis que les thématiques du film et même ses images rappellent le Crash de David Cronenberg Crash) ou le Christine de John Carpenter, des cinéastes “de genre”. Ce qui a poussé certains critiques à postuler que le sujet de Titane était Ducournau elle-même, ou du moins son processus créatif. Dans une interview qu’elle a donnée en juillet dernier pour le magazine So Film (n° 86), elle raconte en effet comment certaines idées lui sont venues de son expérience personnelle. En recevant la Palme d’or ce samedi 18 juillet 2021, pendant que Spike Lee tenait Tahar Rahim, son traducteur personnel, par l’épaule, elle déclarait également : “(…) la monstruosité, qui fait peur à certains et qui traverse mon travail, c’est une arme et une force pour repousser les murs de la normativité qui nous enferment et nous séparent. Parce qu’il y a tant de beauté, d’émotion et de liberté à trouver dans ce qu’on ne peut pas mettre dans une case. Et dans ce qui reste à découvrir de nous. (…) Je voudrais remercier infiniment le jury de reconnaître avec ce prix le besoin viscéral qu’on a d’un monde plus inclusif et plus fluide, et merci au jury de laisser rentrer les monstres« . Ce faisant, la cérémonie venait de consacrer la seconde femme à recevoir seule cette distinction (Jane Campion avait dû partager sa place avec le réalisateur Keng Chai en 1993), et faisait de la réalisatrice de Titane un modèle pour les générations à venir, quel que soit leur genre. Avec CINEMUSIC Radio.

Titane. Scénario : Jacques Akchoti, Jean-Christophe Bouzy, Julia Ducournau, Simonetta Greggio. Réalisation : Julia Ducournau. Photographie : Ruben Impens. Interprétation : Vincent Lindon, Agathe Rousselle, Garance Marillier. France, 2021.

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