Severance

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Severance : le sale air du labeur

Quatre employés de bureau d’une entreprise nébuleuse essaient de donner du sens à leur travail. Mais plus ils cherchent, plus le mystère s’épaissit.

Chez Lumon, on pratique la « severance » (ou « dissociation ») : une opération chirurgicale sur les collaborateurs rend vie privée et vie professionnelle imperméables l’une à l’autre. À leur arrivée au bureau, les salariés passent en mode « professionnel » et ils oublient tout ce qu’ils sont et font à l’extérieur de la compagnie. Et inversement : dehors à nouveau, ils ne se rappellent rien de leur journée de travail. Mark travaille dans le département « raffinement de données ». Avec trois autres collègues, il sélectionne des séries de chiffres incompréhensibles sur l’écran d’un ordinateur des années 80 pour les ranger dans un tiroir virtuel. L’arrivée de la jeune Helly, une rebelle, va changer la donne. Dans les couloirs qui se ressemblent tous, les raffineurs finissent par croiser les collègues du service « Optiques et design ». Et si ces derniers sont capables de décrire exactement leur tâche, la raison d’être même de Lumon reste une énigme.

Lumon est une série d’anticipation sociale (donc à la frontière de la science-fiction) et une satire des bullshit jobs ou « jobs à la con » (donc à la frontière de la comédie), concept théorisé par l’anthropologue américain David Graeber dans un article publié en 2013. Graber explique que « la société moderne repose sur l’aliénation de la majorité des travailleurs de bureau, amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles et sans réel intérêt pour la société, mais qui permettent malgré tout de maintenir de l’emploi » (Wikipedia). Les progrès technologiques accélérés depuis la révolution industrielle auraient dû réduire le temps de travail à 15 heures hebdomadaires. Au lieu de cela, explique Graber, le système s’est adapté pour faire travailler plus en créant des tâches dont la vacuité fait souffrir les employés concernés. Pour l’anthropologue, un job à la con se définit par l’absence de conséquences sur les sociétés humaines s’il venait à disparaître. Parmi eux, les métiers du marketing, de la finance et certaines branches du droit. La théorie de Graber est pondérée par les penseurs libéraux qui défendent la complexité croissante du travail. Trop de règles et de normes finissent par enlever du sens même à des métiers indispensables. Chaque tâche, même les plus essentielles, contiendrait ainsi une proportion de « bullshit ».

Severance est née entourée de bonnes fées. Il y a d’abord le producteur et réalisateur Ben Stiller connu pour ses comédies délirantes (Zoolander, Tropic Thunder). Les rôles ont été richement distribués à des vieux routards du cinéma dont Patricia Arquette, Christopher Walken, John Turturro et Adam Scott, sans compter les nouvelles têtes comme celle de Tramell Tilman, le malaisant manageur de Lumon. Le résultat final, qui nous laisse à l’orée de la saison 2, est digne d’occuper le temps de loisir si cher payé des travailleurs et des travailleuses.Severance. Série créée par Dan Erickson. Réalisée par Ben Stiller et Aoife McArdle. Musique : Theodore Shapiro. Photographie : Jessica Lee Gagné, Matt Mitchell. Montage : Geoffrey Richman, Gershon Hinkson, Erica Freed Marker. Interprétation : Adam Scott, Zach Cherry, Britt Lower, Tramell Tillman. Etats-Unis, 2022. Apple TV+.

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